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Tout à coup, il tressaillit, pâlit et se recula vivement.

– Qu’y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?…

– Regarde! répondit lugubrement Croasse.

Picouic, à son tour, mit son œil à la fenêtre.

– Eh bien!, fit-il après un instant d’examen, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce bâtiment…

– Oui… mais les connais-tu?… ou du moins reconnais-tu l’une d’elles?…

– Attends… elles me tournent le dos… elles se promènent… ou plutôt on dirait qu’elles marchent avec précaution… elles regardent autour d’elles… elles semblent effrayées… Sur ma foi! on dirait des prisonnières qui cherchent à se sauver… ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent… les pauvres filles!…

Le digne Picouic semblait très ému par la supposition qu’il venait de formuler, et nous portons cette émotion à son actif.

– Oh! oh! fit-il tout à coup en se reculant, lui aussi.

Les deux jeunes filles signalées venaient de se retourner.

– Tu l’as reconnue? demanda Croasse.

– Violetta!…

– Allons nous-en! reprit Croasse.

– Pourquoi cela?…

– Parce que du moment que la petite Violetta est là, Belgodère y est aussi!… J’aime encore mieux me nourrir de glands que de coups de trique…

– Qui peut être l’autre? fit Picouic, suivant son idée.

– Peu importe… détalons!…

Croasse allait joindre l’acte à la parole lorsqu’il demeura cloué sur place par ces mots prononcés derrière lui par une voix criarde:

– Que faites-vous là?…

– Je suis mort! songea Croasse tendant déjà le dos au coup de gourdin qu’il attendait. Mais comme le coup ne tombait pas, comme la voix criarde ne ressemblait guère à celle de Belgodère, il se retourna timidement et poussa un cri de joie:

– Philomène!…

– Ah! ah! fit Picouic en écarquillant les yeux d’admiration. C’est là la conquête de messire Croasse!…

C’était en effet Philomène qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupières de vieille fille. Mais Philomène n’était pas seule: elle était accompagnée d’une vieille, sorte de paysanne mal vêtue, aux yeux défiants, à la voix revêche, et c’était elle qui venait de crier:

– Que faites-vous là?…

Cette vieille, c’était sœur Mariange.

– Mais, dit Croasse, nous venions voir Belgodère, notre cher Belgodère, notre excellent ami Belgodère… il va bien?

– Belgodère?… Qu’est-ce que Belgodère? fit Mariange d’un air pointu.

– Le bohémien… vous savez bien… qui logeait là…

– Oui. Eh bien!, il est parti. Dieu merci, le couvent est débarrassé de ce païen!…

– Parti! exclama Croasse. Ah! Philomène, ma chère Philomène, que je suis donc heureux de vous revoir!…

Et avant que Philomène eût pu s’en défendre, il la saisissait, la soulevait, l’embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Philomène, de ce double baiser, le premier qu’elle eût reçu de sa vie, demeura abasourdie, pantelante, stupide d’émoi. Elle avait quarante ans passés, la pauvre Philomène.

Mais si la gloire n’attend pas le nombre des années aux âmes «bien nées», l’amour, dans le cœur d’une nonne qui a vieilli en rongeant son frein et en maudissant le célibat, ne compte pas non plus le nombre des hivers.

– C’est pourtant la vérité pure! grommela Picouic. Elle l’aime!… Croasse a trouvé une femme qui l’aime!

Mariange était indignée.

– Sortez, dit-elle, hâtez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous êtes…

– Oh! ma sœur, ma sœur! dit doucement Philomène, M. Croasse n’est pas un sacripant… il a une si belle voix!…

– Ah! ah! murmura Picouic, c’est donc cela!… À la bonne heure!…

– Enfin, que faites-vous ici, mauvais drôles? reprit la mégère qui pourtant s’apaisait.

– Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau et en essayant de faire comme il avait vu faire à Pardaillan.

– Appelez-moi sœur Mariange, dit la vieille.

– Eh bien!, ma sœur, ma digne sœur Mariange, bien nommée, car vous devez être un ange de vertu…

– La Vierge m’en est témoin!…

– Voici donc ce qui m’amène, ce qui nous amène… Je dois vous dire que je suis l’ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, à tel point qu’on nous prend pour les deux frères…

– Oui-dà!… Eh bien?…

– Eh bien!, depuis qu’il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n’est plus que l’ombre de lui-même, et s’il continue à maigrir ainsi, il n’en restera plus rien, pas même l’ombre.

Le fait est que Croasse était d’une exorbitante maigreur.

– Et tout cela, demoiselles et seigneurs… je veux dire: ma sœur, ma digne sœur Mariange, tout cela parce que mon ami, mon frère a oublié ici, en partant, un trésor…

– Un trésor! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.

Croasse ouvrait des yeux énormes.

– Oui, un trésor, le plus précieux, le plus impayable, demoiselles, bourgeois et seigneurs… je veux dire: ma sœur… ma digne sœur Mariange.

– Et quel est ce trésor, mon cher monsieur? demanda Mariange tout à fait radoucie.

– Son cœur! Oui, son cœur qu’il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente!…

– Quelle infamie! cria sœur Mariange.

– Ma sœur… ma sœur… supplia Philomène palpitante.

Sœur Mariange allait répliquer vertement, lorsque tout à coup elle s’élança vers la porte de l’enclos qui venait de s’ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.

– Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir!

Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes… Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche… Sœur Philomène était demeurée sur place, pétrifiée. Quant à Croasse, il ne comprenait rien à ce qui se passait en ce moment.

Picouic, avec le coup d’œil sûr et prompt de l’homme affamé qui entrevoit un moyen de s’assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.

– C’est ici le moment de faire coup double! songea-t-il.

En un instant, sa décision fut prise: il ouvrit l’immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain, gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu’elles n’y fussent arrivées elles-mêmes.

Violetta et sa compagne s’arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l’accompagnait se mit à pleurer.

– Chère Jeanne, dit la pauvre petite bohémienne, vous le voyez, toute tentative est inutile…

– Hélas! fit celle qui s’appelait Jeanne, c’est moi qui vous ai entraînée… Je crains qu’il n’en résulte quelque malheur… pour vous, chère et douce amie, car pour moi, j’ai subi déjà tant de douleurs que j’en suis arrivée à n’en plus redouter aucune…