Une seconde avant que Maurevert n’eût indiqué le moyen de s’emparer de Pardaillan, Fausta songeait à le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n’existait plus.
Placée devant la certitude exposée par Maurevert, la question se posait dans l’âme de Fausta avec une violence et une urgence qui affolaient les deux plateaux… Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, qu’elle ne se dirigeait plus.
Voilà la solution que cherchait Fausta… Haïr?… Aimer?… Tuer, et reprendre son rôle d’ange, de vierge, de statue?… Sauver Pardaillan… et vivre dans la honte de cette défaite?…
Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées, mais il la voyait si calme, qu’il lui eût été impossible de deviner quel orage se déchaînait en elle.
«Elle combine l’embuscade, songeait-il.»
Tout à coup, Fausta releva la tête… Et alors, Maurevert frémit. L’éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l’impression qu’elle venait de prendre une résolution terrible… Et c’était vrai!… La haine l’emportait!… Fausta venait de condamner Pardaillan!…
Elle eut un long soupir, comme un être qu’on délivre enfin d’un mal lancinant. Et Maurevert qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte…
La solution était trouvée… la solution intérieure. Quant à la solution extérieure, ce n’était qu’un jeu pour Fausta.
Une fois la mort de Pardaillan résolue, rapidement elle combina le lieu de la mort et le mode… En finir d’un coup!… Et en même temps, débarrasser le duc de Guise de l’amour qui l’obsédait et le paralysait. Voilà la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide… Oui, faire disparaître d’un coup, dans la même catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d’Angoulême!… Et Violetta!… Et le cardinal Farnèse!… Et le bourreau… maître Claude! Tous ces êtres à la fois!… Les frapper d’un même coup, les anéantir ensemble!…
Et alors, délivrée, oublier cet épisode, et plus forte, plus puissante, son orgueil fortifié par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir à la fois reine de France en épousant Guise, roi par la mort de Valois… et maîtresse de l’Italie… maîtresse de la chrétienté en écrasant le vieux Sixte Quint!… Voilà ce qu’avec sa foudroyante promptitude de conception, elle entrevit à ce moment. Et ce fut sur cette idée qu’elle échafauda son plan… le plan qui devait faire disparaître de sa vie tous les obstacles ensemble, Violetta, Farnèse, Claude, Angoulême et Pardaillan!…
– Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez reçu une mission du duc de Guise?
– Grâce à vous, oui, madame, fit Maurevert étonné.
– Eh bien!, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous étudierez le château, les forces de Crillon et leur disposition… l’installation du roi, et les précautions qu’on a pu prendre pour le mettre à l’abri d’un coup de main… Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte à votre maître…
Maurevert était stupéfait. Il considérait Fausta avec une sorte de rage…
– Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix…
– Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n’avez pas…
– Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tête tient à peine sur vos épaules et que je puis la faire tomber rien qu’en la désignant à M. le duc… Croyez-vous, monsieur de Maurevert, obéissez sans discussion…
– J’obéis, madame! murmura Maurevert livide. Mais ma tête que vous menacez, madame, je la donne!… Oui, je consens à mourir pourvu que je le voie d’abord mourir, lui!…
– Prenez patience, dit Fausta. Obéissez, et vous le verrez mourir…
– Ah! madame!… pardon!… je croyais, je supposais… que peut-être vous lui faisiez grâce!…
– Comme il vous a fait grâce!… Non, monsieur de Maurevert, tranquillisez-vous.
– Et le rendez-vous à la Ville-l ’Évêque? fit Maurevert haletant.
– Eh bien, vous irez…
– Accompagné?…
– Vous irez seul…
Maurevert frissonna.
– Cela est nécessaire. Il faut que la confiance de l’homme que vous voulez tuer soit absolue…
– Oh!… je comprends… Oui, oui, j’irai seul… Et que dirai-je?…
– Puisque votre voyage à Blois durera huit jours… mettons dix… eh bien, vous direz à ces deux hommes que s’ils veulent revoir la petite bohémienne, ils doivent se trouver, le dixième jour, à dater d’aujourd’hui, à la porte Montmartre, d’où vous la conduirez…
– Et où les conduirai-je alors? haleta Maurevert.
– À la mort! dit Fausta d’une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoué d’un frisson… Quant au lieu exact du supplice, vous le saurez en rentrant à Paris. Toute satisfaction vous est donc donnée, puisque c’est vous-même qui conduirez ces hommes au supplice auquel vous assisterez…
Maurevert étouffa un rugissement de joie et demanda:
– Quelle heure devrai-je désigner?…
– Midi, répondit Fausta après un instant de réflexion. Ainsi donc: le dixième jour, à midi, hors Paris, près de la porte Montmartre, ils devront vous attendre. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu’ils verront Violetta… Allez, monsieur de Maurevert!…
À ces mots, Fausta se leva, et avant que Maurevert eut pu ajouter un mot, disparut. Quelques instants après, les deux suivantes, Myrthis et Léa entrèrent et lui firent signe de les suivre. Elles l’escortèrent jusqu’à la porte, et bientôt Maurevert se trouva dans la rue.
Longtemps, il demeura là, songeant à ce qui venait de se passer. Pas une seconde l’idée ne lui vint que Fausta avait pu le tromper. Il pensait seulement qu’elle avait dû méditer un effroyable supplice qu’il fallait préparer, et il admirait qu’elle eût ainsi perfectionné sa vengeance: lui n’avait entrevu qu’une embuscade où Pardaillan tomberait sous un coup de poignard ou sous quelque balle d’arquebuse…
Le petit jour le surprit ainsi, tout frissonnant, devant la grande porte de fer.
Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit à l’écurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derrière lui, s’éloigna, traînant la bête par la bride.
Il marcha ainsi à pied jusqu’à la porte Neuve où il attendit l’heure de l’ouverture… Vers huit heures du matin, Maurevert se retrouva dans la campagne, galopant éperdument pour se briser de fatigue, repris d’une crise d’allégresse effrayante comme celle de la veille… toute une nuit passée sans dormir n’ayant pas épuisé sa force de haine et de joie…
Enfin, il revint sur Paris, et comme l’heure du rendez-vous approchait, il se mit à trotter dans la direction de la Ville-l ’Évêque, employant alors tout ce qu’il avait d’énergie à se composer un visage paisible. Il vit alors combien une embuscade eût été difficile et, en lui-même, ardemment, il remerciait Fausta, lorsqu’il aperçut Pardaillan et le duc d’Angoulême qui, étant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier.