Il serait difficile de donner une idée de l’effet produit par ces paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle était la crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur être dit, avant d’entrer dans la chambre. Et pourtant, ces paroles furent comme un coup de tonnerre. Jamais le roi n’avait parlé de ces choses avec une telle netteté, et ils comprirent que la situation était soudainement devenue terrible. Ils se regardèrent donc, tout pâles, et quelques-uns d’entre eux, se levant, dégainèrent comme si le duc de Guise eût été là… Le roi les calma d’un geste et ajouta:
– Tant que j’ai pu douter, tant que j’ai pu fermer les yeux, je me suis refusé à croire à la méditation d’un tel crime chez un homme que j’ai comblé de mes bienfaits. Aujourd’hui, messieurs, il faut que je prenne une décision, car je dois être tué avant la Noël… Or, je vous ai réunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parlez le premier, Crillon…
– Sire, dit Crillon, s’il s’agissait d’un plan de bataille, je vous donnerais mon avis, comme c’est mon métier de frapper de l’épée, et de préparer des embuscades à l’ennemi. Mais il s’agit d’un crime, et il me semble que cela regarde vos gens de loi…
– Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une cour de justice?
– C’est ainsi que l’on procède pour tous les criminels, sire. L’accusé se défend. Si son crime est prouvé, on le condamne et on l’exécute…
Biron et quelques autres appuyèrent d’un geste.
– À moins, dit Henri III avec un pâle sourire, à moins que les amis de l’accusé ne l’enlèvent pendant le jugement et n’exécutent l’accusateur. Votre conseil ne vaut rien, Crillon!
– Sire, je suis soldat…
– Donc, reprit le roi après un moment de silence, en dehors du jugement, vous ne voyez pas ce qu’on peut faire à un traître, à un félon qui conspire contre la vie de son roi?
– Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est énorme, plus il est de l’intérêt du roi de le faire éclater au grand jour.
– Mauvais conseil répéta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu’il faut faire, je vais vous le dire, moi!… Celui qui veut tuer, on le tue!… Vous parliez d’embuscades contre l’ennemi… eh bien, on dresse une embuscade, on y attire le félon, et on le tue comme une mauvaise bête… Vous en chargez-vous, Crillon?
Le rude capitaine s’inclina, secoua la tête, et dit:
– Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croisé le fer, en plein jour, devant tous, Dieu décidera entre sa cause et la mienne…
– Je me méfie de Dieu en pareille occasion, dit sourdement le roi.
– C’est-à-dire que Votre Majesté se méfie de mon épée! Je puis être vaincu, c’est vrai, car le duc est un rude maître en fait d’armes. Mais si je suis vainqueur, j’aurai sauvé mon roi sans scandale. Et si je meurs, quelque autre se trouvera qui ramassera mon épée…
Le roi ébranlé jeta un regard à Catherine de Médicis qui fit un signe imperceptible.
– Non, reprit-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous exposer, précieux que vous êtes à ma couronne; et d’autre part, je ne veux pas livrer une telle querelle au sort des armes trop souvent injuste. Allez, Crillon, je vous donne congé…
Crillon vit bien que le plan du roi était arrêté d’avance.
– Sire, dit-il d’une voix émue, prenez garde à la responsabilité que vous allez prendre devant Dieu et les hommes… Que Votre Majesté change d’avis, je suis toujours prêt à dégainer en son honneur.
Le vieux capitaine s’inclina et sortit alors.
– Peut-être, murmura Catherine du bout des lèvres, serait-il bon de s’assurer de ce brave pendant quelques jours…
– Allons donc, madame! fit le roi. Un secret dans le cœur de Crillon, c’est un secret dans une tombe… Et vous, Biron, que me conseillez-vous?
– Votre Majesté est-elle parfaitement sûre des méchants desseins de M. de Guise? dit le maréchal.
– Aussi sûr que vous l’êtes vous-même. Car tous autant que vous êtes ici, vous savez mieux que moi qu’un serment sur les autels n’est pas fait pour arrêter le duc de Guise…
– Eh bien, c’est vrai, Majesté. Et je n’ai pas été le dernier à vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l’avis de Crillon: que le duc soit jugé et qu’il soit tiré un terrible châtiment de sa félonie…
– Et qui le jugera? fit amèrement le roi.
– Le Parlement de Paris?
– Et qui le traînera devant le Parlement?…
– Moi, sire! Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je vais de ce pas arrêter le duc de Guise!… c’est-à-dire pourvu que je sois muni d’un ordre d’arrestation. Je me fais fort de le conduire à Paris…
– Qui se lèvera en masse pour le délivrer, dit Catherine de Médicis, qui mettra le feu au Palais de Justice, qui démolira le Louvre pour en faire des barricades, qui nous pillera et nous tuera tous, maréchal, depuis le roi jusqu’au dernier de nos soldats…
Biron baissa la tête, tandis qu’un frémissement parcourait les autres membres de cet étrange et terrible conseil privé.
– Je crois, reprit le maréchal, que Votre Majesté a raison en partie. Et cependant, je persiste à conseiller au roi une action ouverte, afin que le royaume et le monde sachent que si le duc de Guise meurt, il avait mérité sa mort…
– Merci, Biron, merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l’heure des scrupules est passée. Veuillez donc vous retirer, car je ne veux pas que ce qui va se décider ici retombe sur un autre que moi.
– Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m’éloigner. À partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver à Votre Majesté…
– Quel dommage, fit la vieille reine en soupirant, lorsque le maréchal fut sorti, quel dommage que d’aussi braves gens, armés d’un bras si sûr et si fidèle pour l’action, aient si peu de cervelle dans le conseil!…
Après Biron, d’Aumont, interrogé à son tour, fit des réponses semblables, et se retira également. Puis ce fut Matignon qui sortit.
Il est à noter qu’Henri III avait une confiance illimitée dans ces quatre hommes, et que cette confiance était pleinement justifiée. Comme il l’avait dit, la tombe n’était pas plus sûre que le cœur de Crillon, de Biron, d’Aumont et de Matignon. S’il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu’à la mort. Ils n’étaient pas pour le guet-apens, voilà tout.
Après le départ de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient étaient d’accord. En effet, le comte de Loignes ayant été interrogé à son tour par le roi, répondit tranquillement:
– Sire, je ne m’élèverai pas contre les avis qui viennent d’être donnés à Votre Majesté. Ce sont de bons et fidèles serviteurs que ceux qui sortent d’ici, et on peut être assuré qu’ils veilleront sur les jours du roi. Je pense donc que les choses sont en parfait état, puisque chacun aura sa besogne: Crillon, le maréchal de Matignon et d’Aumont vont faire à Votre Majesté une garde comme jamais roi n’en a eue. Et nous, l’esprit libre de ce côté, nous n’aurons plus qu’à agir. Or, en fait d’action, je n’en connais qu’une! En fait de juges, je n’en connais qu’un! Le voici…