Mais elle! oh! elle!… il ne la vit pas. Et de cette même voix d’angoisse et de sanglots qui l’avait épouvanté, il cria éperdument!
– Fausta!…
Tout à coup, il la vit!… Elle roulait avec les flots sales de la Loire. Elle se laissait entraîner. On ne voyait en elle aucun de ces gestes instinctifs qu’ont tous ceux qui se noient même quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-être était-elle morte déjà…
Pardaillan se mit à nager vers elle, dans une telle ruée, dans une si violente volonté de la rejoindre, qu’il semblait fendre les eaux. Au moment où Fausta allait s’abîmer tout à fait sous les flots, il la saisit par un bras…
Quelques minutes plus tard, Pardaillan prenait pied sur un rivage bas et sablonneux, non loin de l’endroit où le cheval de Fausta venait lui-même de regagner le bord et se secouait. Fausta n’était pas évanouie. Elle venait d’ouvrir les yeux et considérait Pardaillan avec une mortelle expression de désespoir et de reproche. Elle se releva enfin et, durement, demanda:
– Pourquoi? De quel droit m’avez-vous empêchée de mourir?…
– Appuyez-vous sur mon bras, fit Pardaillan avec une grande douceur, avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon bras, et je vous conduirai jusqu’à cette cabane de mariniers… nous nous sécherons.
Il se mit à rire en ajoutant:
– Vous ne nierez pas que nous avons besoin de nous sécher? Ce fut tout. Fausta se mit à pleurer. Elle mit son bras sur le bras de Pardaillan et s’appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous les deux. En marchant, ou plutôt en se laissant traîner, elle pleurait, et il lui semblait que c’était toute sa vie passée qui s’en allait avec ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan… non plus ses yeux de diamants noirs, mais des yeux où il y avait comme une timidité…
Deux ou trois fois ils se sourirent… Et lorsqu’elle fut convaincue, lorsqu’elle eut compris qu’un grand bouleversement s’était fait dans l’âme de Pardaillan, Fausta, tout à coup, éclata en sanglots, murmura: – Seigneur!… et s’évanouit…
Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si pures… la tête de Fausta retomba sur son épaule, et fermant les yeux avec un long frissonnement, il approcha ses lèvres de son front… Alors, il marcha à la cabane qu’il avait aperçue, déposa Fausta devant le foyer, offrit une pièce d’or aux habitants de la masure, et les pria de faire un grand feu qui bientôt flamba…
Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, complètement séchés, étaient assis devant la haute flamme claire du foyer. Ils n’avaient échangé que peu de paroles – et des paroles indifférentes.
– Il faut que vous partiez, dit enfin Pardaillan. Les gens de Blois pourraient avoir envie de vous poursuivre.
– Où irais-je? demanda Fausta, comme si désormais Pardaillan eût le droit de lui indiquer ses désirs ou sa volonté.
– Ne pourriez-vous m’attendre? fit Pardaillan. J’ai diverses affaires à régler en France.
– Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta.
Ils causaient paisiblement. Car toute leur conversation était dans leurs yeux, non dans leurs paroles. Elle reprit:
– Rome est un séjour dangereux pour moi, à cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j’ai un palais à Florence. Le palais Borgia. Il me vient de mon aïeule. Je vous attendrai là, si vous voulez.
– À Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route est longue… ne craignez-vous pas…
Elle l’arrêta d’un sourire. D’ailleurs, elle ne lui demanda pas la promesse de venir: toute l’attitude de Pardaillan était une promesse.
– Oh! fit-il tout à coup. Et de l’argent?…
Elle sourit de nouveau.
– J’ai de l’argent à Orléans, dit-elle; j’en ai à Lyon; j’en ai à Avignon. Une seule chose me gêne. On a arrêté mes deux pauvres suivantes…
– Je les ferai relâcher, dit vivement le chevalier.
– Si cela est, qu’elles me rejoignent à Orléans où je les attendrai cinq jours… elles savent où.
Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hôte, – un homme et une jeune femme, de pauvre gens. Fausta fouilla ses poches, et ne trouvant rien, défit la boucle de sa ceinture et la tendit à la femme du marinier stupéfaite… La boucle était en diamants et valait cent mille livres.
– Ma chère, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous demanderai un service.
– Tout à vos ordres, madame, dit la femme éblouie.
– Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme…
Et laissant les pauvres gens stupéfiés, chancelants comme s’ils eussent reçu la visite d’un génie fabuleux, elle se dirigea rapidement vers son cheval qui, après avoir pris terre, mordillait des ronces d’hiver le long d’un champ. Légèrement, elle se mit en selle, laissa tomber un long regard sur Pardaillan, et dit:
– À Florence, palais Borgia…
Pardaillan inclina la tête…
– Oui, répondit-il.
Ils ne se touchèrent pas la main. Elle partit au pas, sans tourner la tête, puis se mit au trot, puis prit le galop et disparut sur la route au loin.
Pardaillan était demeuré à la même place immobile, comme pétrifié… Pendant une heure, il demeura là, en tête-à-tête avec lui-même.
Tout à coup, une main se posa sur son épaule. Pardaillan tressaillit violemment, sortit de son rêve, regarda autour de lui. Et il vit Bussi-Leclerc avec Maineville.
XXXVI LA POURSUITE
À ce moment, Pardaillan pensait ceci: «Sauvée de l’ambition, débarrassée de cet ulcère, cette femme devient un être d’amour et de beauté. Quant à ce qu’elle éprouve pour moi, bientôt elle aura oublié… Florence!… J’irai, certes, mais pour achever la guérison de ce cœur. Entre elle et moi, une belle amitié peut remplacer la haine… c’est tout! Mais j’aurai sauvé une femme digne de l’être… tiens! j’ai bien sauvé jadis mon chien Pipeau qu’on voulait noyer!»
Cette pensée amena un sourire sur son visage et éclaira ses yeux. Ce fut à cet instant que Maineville lui posa la main sur l’épaule.
– Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville.
– Mes saluts à mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc.
– Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre service?
– Nous accorder cinq minutes d’entretien, fit Bussi-Leclerc.
– Ah! ah!…
– Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville.
– Et où cela, Messieurs?…
– À Blois, où on vous cherche pour acte de rébellion, dit Bussi-Leclerc. Suivez-nous, monsieur vous êtes notre prisonnier.
– Décidément, il y a du sbire en vous, dit tranquillement le chevalier. Tantôt vous êtes geôlier en chef, tantôt vous devenez pourvoyeur de bourreau. Mes compliments.
– Allons, suivez-nous! reprit Bussi en grinçant des dents. Cette fois, mon brave, nous vous tenons!