– Le roi votre époux vous a fait subir mille avanies; quelqu’énorme que soit le crime, il se conçoit et je crois que vous pouvez passer à d’autres événements…
Catherine respira soulagée.
– Jeanne d’Albret, continua-t-elle, est morte d’une fièvre qui la prit soudain au Louvre; j’avoue que si je ne lui avais pas envoyé certaine boîte de gants, la fièvre n’eût peut-être pas été mortelle…
– Passez, madame! gronda le moine.
– Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eût peut-être longtemps vécu si je n’avais eu un ardent désir de voir Henri sur le trône…
Un sanglot expira sur les lèvres de la reine en même temps qu’elle prononçait le nom d’Henri…
– Coligny, continua-t-elle d’une voix plus faible, plus lointaine; oh! que de gens l’entourent! ils sont des centaines… mon père… ils sont des milliers… c’est moi qui les fis mourir… mais c’était pour sauver l’Église!
– Ensuite? demanda le moine.
– C’est tout! râla Catherine, dont la tête se perdait. C’est tout!… Quelques meurtres de faible importance, des mensonges… oui… pour le bien de l’État…
– Ensuite! gronda le moine en se redressant.
– C’est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine en essayant de se soulever, mon père, par grâce! par pitié!… L’absolution, ou je meurs maudite!…
– Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite sous mes yeux! Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres éternelles de l’éternel châtiment!…
– Miséricorde! murmura la reine dans le hoquet de l’agonie. Que dit ce moine!… Damnée! Maudite!
– Damnée et maudite à jamais! Car de tous tes crimes plus nombreux que les grains de sable dont parle l’Évangile, plus atroces, plus hideux que tous les crimes de Paris en cent ans, de tous tes forfaits qui font de ton âme une cour des Miracles de la scélératesse, écoute, reine! Tu as oublié le plus hideux, le plus atroce!…
– Oh! hurla la reine démente de terreur et d’angoisse, qui es-tu?… Au nom de quel spectre viens-tu?… Que m’annonces-tu?…
– Ce que je t’annonce! tonna le moine plus livide que la mourante. Je t’annonce ceci: que ton fils, ton bien-aimé Henri va mourir!… Mourir de ma main! Mourir maudit comme toi!…
Un cri déchirant, lugubre, insensé, jaillit des lèvres de l’agonisante. Elle tenta un suprême effort pour se jeter sur le moine, et retomba, avec un hoquet funèbre.
– Au nom de qui je viens! continua le moine parvenu au paroxysme de l’exaltation. Au nom de l’une de tes victimes! La plus belle! la plus innocente! Celle dont tu as broyé le cœur, celle que tu as assassinée par la plus effroyable torture… Alice de Lux!…
Une dernière clameur traversa l’espace… Catherine affaissée sur son lit parvint à joindre les mains, et ses yeux fixés sur le moine dégagèrent les effluves d’une surhumaine épouvante.
– Qui je suis! acheva le moine en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui seul pouvait te refuser l’absolution, te déclarer maudite et damnée au nom du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu’aux portes de l’Enfer. Catherine de Médicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma mère! Je suis Jacques Clément, fils d’Alice de Lux!…
Un troisième cri, plus effrayant que les deux premiers, jaillit de la gorge de la vieille reine… Dans le suprême sursaut de l’agonie, elle se leva presque droite, puis retomba sur le lit, le visage convulsé par le délire des angoisses sans nom; elle balbutia:
– Seigneur… tu es grand… tu es juste!… Seigneur, j’ai mérité cette expiation! Seigneur, je meurs… je meurs maudite… damnée!…
– Damnée! répéta Jacques Clément comme un écho des épouvantes d’outre-tombe.
Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint à jamais immobile. Catherine de Médicis était morte…
Henri III revint à Blois le lendemain. Lorsqu’on lui apprit la mort de sa mère, il répondit:
– Ah! Eh bien qu’on l’enterre!
Un chroniqueur du temps rapporte qu’il ne prit aucun soin des funérailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetée comme une charogne (sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y enterra la reine mère. Ce ne fut qu’en 1609 que son corps fut retiré de là, transporté à Saint-Denis et placé dans le magnifique tombeau que Catherine s’était fait construire dans la basilique.
Jacques Clément, lorsqu’il eut vu que la vieille reine était morte, sortit de la chambre funèbre. À ce moment, un homme y entra, s’agenouilla près du lit, et se prit à sangloter. C’était Ruggieri… le seul qui eût aimé Catherine de Médicis. Le soir même de ce jour, l’astrologue partit de Blois, et personne n’en eut plus jamais de nouvelles.
Jacques Clément sortit du château sans être inquiété. Sur la place, il retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de lui dire:
– Le roi n’est pas à Blois…
– Je sais: il est encore à Amboise, dit Jacques Clément.
– Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m’apprendre Crillon, c’est que l’armée royale va se mettre en marche sur Paris et tâcher de rencontrer l’armée de Mayenne.
– J’irai donc à Paris, fit simplement le moine.
Il rentra dans l’auberge, paya ses dépenses, se défit de sa robe de moine et, reparaissant en cavalier, fit ses adieux à Pardaillan en quelques mots brefs.
– Nous retrouverons-nous jamais? demanda le chevalier, qui ne put s’empêcher de frémir à voir ce visage ascétique ravagé par les formidables émotions que le moine venait d’éprouver.
– Dieu le sait! répondit Jacques Clément en levant son doigt au ciel. Il monta à cheval, fit un dernier signe d’adieu et disparut bientôt au coin de la première ruelle. Pardaillan, tout songeur, rentra dans l’Hôtellerie du Château. Quelques minutes plus tard, il ressortait, traînant son cheval par la bride. Crillon, installé sous le porche en cas d’alerte bourgeoise, l’aperçut et vint à lui.
– Vous partez?…
– Je pars! dit Pardaillan. Je m’ennuie, la grande route me distraira.
– Restez! Le roi vous donnera un régiment à commander.
– Bah! j’ai déjà bien du mal à me commander moi-même… Adieu!
– Adieu, donc! Où allez-vous?…
– Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Où vais-je?…
Il ôta son chapeau et l’éleva en l’air au bout de son bras.
– Connaissez-vous la rose des vents? dit-il.
– Oui, fit Crillon ébahi. Pourquoi?
– Faites-moi l’amitié de me dire de quel côté le vent pousse la plume de mon chapeau.
– Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux écarquillés de surprise.
– Eh bien?…
– Eh bien, donc voici… Voyons, de ce côté, Paris… par là, Orléans… Par là, Tours… et de ce côté-ci… monsieur de Pardaillan, la plume de votre chapeau va vers l’Italie.
– L’Italie! fit Pardaillan avec un rire étrange. Eh bien, pourquoi Pas? Va pour l’Italie! Merci de votre complaisance, monsieur de Crillon.
Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tête, serra les mains du brave capitaine, sauta légèrement en selle et s’éloigna en sifflant une fanfare du temps du roi Charles IX.