Après les premiers moments d’effusion, ces quatre personnages s’assirent, et Pardaillan, accablé de questions, dut raconter ce qui lui était arrivé depuis la scène de l’abbaye de Montmartre. Il le fit avec cette simplicité qui donnait un si grand prix à ses récits, raconta la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de Médicis, mais ne dit pas un mot de Fausta.
Tout en parlant, il surveillait du coin de l’œil, tantôt Violetta, tantôt le jeune duc, tantôt Marie Touchet, et il put se convaincre que s’il y avait trois êtres heureux dans le monde, ces trois êtres étaient réunis sous ses yeux.
«Pourvu que cela dure!» songea-t-il, avec une sorte de prescience divinatoire des aventures où l’inquiétude et l’ambition devaient plus tard jeter le fils de Charles IX.
– Ainsi, dit Marie Touchet, la vieille reine est morte…
– Et le duc de Guise a succombé sous votre épée, ajouta Charles.
– Deux des ennemis que vous aviez maudits fit gravement Pardaillan. Quant au troisième, quant au roi Henri de Valois, il est bien bas, et je crois que si vous vouliez tirer de lui une vengeance, vous n’arriveriez pas à temps, car il est escorté d’une ombre qui ne le quitte pas, d’un spectre qui guette le moment de lui poser sur l’épaule sa main de fer, et de l’entraîner avec lui dans le néant… Guise est mort, la vieille reine est morte, et le roi marche à la mort… Ainsi, votre triple besogne se trouve accomplie sans que vous ayez eu à vous en mêler, et il ne vous reste qu’à garder votre bonheur contre les embûches de la vie et les traquenards de l’ambition…
Le jeune duc écouta ces paroles prophétiques d’un air pensif, et Violetta se serrant doucement contre lui, lui jeta un regard si tendre, si timide et si inquiet que Charles s’écria:
– Oui, oui, chevalier… et vous, ma douce amie… et vous, ma mère… c’est dans notre mutuelle affection et là seulement que nous devons chercher le bonheur de la vie!…
Il s’ensuivit une soirée charmante. Il y eut dîner de gala auquel furent invités les notables seigneurs d’Orléans. À table, Pardaillan, malgré sa résistance, fut placé dans le fauteuil du maître; et comme s’il eût été le maître, l’écuyer tranchant, le majordome et le maître d’hôtel se tinrent constamment derrière lui. À l’attitude des convives, à la curiosité passionnée qui bouleversait la maison depuis les invités jusqu’au dernier marmiton de cuisine, on eût pu croire que le réfectoire de l’hôtel d’Angoulême avait ce soir-là l’honneur d’héberger un empereur.
– Vous voyez que vous êtes connu ici, lui dit tout bas Marie Touchet. Dans cet hôtel et chez tous ceux qui nous connaissent, on parle de vous comme on parlerait d’un héros de la Table Ronde. Dans les veillées d’hiver, on me prie de raconter vos exploits, depuis le jour où vous sauvâtes la reine Jeanne d’Albret, jusqu’au jour où vous avez arraché à la mort la fille du prince Farnèse, ma chère petite Violetta. Et quand je parle de vous, chevalier, on m’écoute comme jadis au fond des manoirs on écoutait les trouvères chanter d’héroïques épisodes…
Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soirée. Mais le lendemain, lorsque Charles d’Angoulême pénétra dans la chambre du chevalier pour lui annoncer qu’il avait préparé à son intention une partie de chasse, Pardaillan répondit qu’il allait partir.
– Partir! fit le jeune duc en pâlissant, mais pour quelques heures, sans doute?… Vous serez de retour pour le dîner?…
Pardaillan secoua la tête.
– Car vous nous restez, continua Charles. Vous vous établissez ici… Nous ne nous séparons plus…
– Un jour, peut-être, viendrai-je vous demander une plus longue hospitalité, répondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous dise adieu…
Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta ne purent retenir le chevalier. Et, comme ils étaient tous les trois autour de lui, dans une belle explosion de tendresse désolée, le pressant et le suppliant de revenir bientôt, Pardaillan, violemment ému, serra leurs mains en disant:
– Eh bien! oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que si jamais je me trouve malheureux, c’est ici que je viendrai reposer ma tête et chercher la consolation de mes vieux jours…
Il les serra dans ses bras et partit.
– Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d’avoir vu de près ce que c’est que le bonheur.
Et avec un de ces sourires qui en disaient long:
– Pourvu que cela dure! ajouta-t-il.
À midi, il s’arrêta dans une auberge pour dîner et faire reposer son cheval. Ayant alors fouillé sa ceinture de cuir, il constata qu’il ne lui restait plus que sept écus de six livres pour faire le voyage qu’il entreprenait.
– Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu’avec cela j’aille jusqu’à Florence… et que j’en revienne!… Diable!…
Et comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une boîte assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux et constata qu’ils étaient de cent écus d’or chacun. Il regarda la miniature: c’était un portrait de Marie Touchet, du temps où elle habitait dans la rue des Barrés la maison bourgeoise où Charles IX venait respirer en paix. Ce portrait se trouvait placé dans un cadre de vieil or où s’enchâssaient douze diamants: c’était un présent de Charles IX. Alors Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu’il lut:
«Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon cœur a pensé que j’avais le droit de veiller à vos frais de route, comme j’ai, en d’autres circonstances, veillé aux frais de route de mon autre fils, votre frère Charles. Quant au portrait, il m’a été donné en cette année 1572 que vous avez peut-être oubliée, mais dont je garde l’impérissable mémoire. C’est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent à celui que j’ai aimé. Je vous le donne donc, car il vous était destiné comme étant, selon mon cœur, l’aîné de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir… Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardés…»
Pardaillan demeura une heure, cette lettre à la main, dans le coin d’écurie où cela se passait, absorbé dans une profonde rêverie. Le garçon d’auberge qui vint le chercher pour lui dire que son dîner était à point le vit immobile, la tête penchée sur la poitrine, et des larmes aux yeux.
XL LE PALAIS-RIANT
Pardaillan arriva à Florence à la fin d’avril, ce qui prouve qu’il prit le chemin des écoliers – le plus long, mais aussi le plus amusant. Or, Pardaillan, qui ne s’ennuyait jamais nulle part, s’amusait surtout quand il était seul sur les grandes routes, un bon cheval entre les genoux, le ciel sur la tête, l’espace libre devant lui. Il adorait l’imprévu du vagabondage, et sans doute il tenait cela de son père. Il aimait la bonne et la mauvaise fortune des étapes inconnues, le plaisir si précieux d’arriver au gîte et de sécher devant le grand feu le manteau ruisselant de pluie, tandis que la servante dresse le couvert. Enfin, c’était un routier. Voyager, c’était pour lui une joie: se rendre d’un point à un autre n’était que le côté subalterne du voyage…
Par petites journées donc, s’arrêtant ici un jour ou deux, faisant là un crochet conseillé par le caprice, battant l’estrade et faisant en somme l’école buissonnière, Pardaillan avait gagné Lyon, descendu le Rhône et suivi les bords de la Méditerranée, éternel enchantement du voyageur, jusqu’à Livourne, où il s’enfonça dans les terres pour gagner Florence.