– Pape!… Avant deux mois je serai pape!… Il croit qu’il en a encore pour six mois… Mais il faudrait vraiment un miracle… et nous ne sommes plus au temps des miracles!…
Là-dessus, le cavalier se dirigea vers le pont-levis, et sans doute il avait quelque mot d’ordre, car à son appel le pont s’abaissa, la porte s’ouvrit… bientôt le cardinal Rovenni se perdit dans Paris.
À peine le cardinal était-il sorti de la pièce où M. Peretti l’avait reçu, que le vieillard affaissé dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana:
– C’est trop facile décidément de jouer les hommes! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu… Judas! Imposteur!… Toi, pape!… Allons donc!… Et puis… patience! je ne suis pas mort!… Six mois?… Six ans!… Patience, par la Madone, patience, mon bon Rovenni, mes dignes traîtres!… que je vous amène seulement à Rome… et je me charge de vous enterrer tous avec les honneurs qui vous sont dus, sacripants!… Holà, Cajetan!…
En appelant ainsi, le pape frappa d’un marteau d’argent sur un timbre. Cajetan, l’intime et le véritable confident de Sixte, Cajetan que nous avons entrevu un instant au début de cette histoire dans l’hôtel de Catherine de Médicis, Cajetan donc apparut aussitôt.
– Combien d’hommes avons-nous? demanda le pape: j’entends des hommes d’armes.
– Vingt… que l’on peut porter à trente-cinq en armant les laquais.
– Les vingt suffiront. Qu’ils se tiennent prêts à m’escorter demain. Et quant à toi, Cajetan, je vais te confier une mission où tu risques peut-être ta vie…
– Ma vie appartient au Seigneur et à mes supérieurs, dit Cajetan.
– Bon! Tu me précéderas donc, tu entreras dans l’endroit que je vais te désigner: tu y trouveras une femme… cette femme, en mon nom et au nom de Dieu, tu lui mettras la main à l’épaule et tu l’arrêteras…
– Je l’arrêterai, dit froidement Cajetan. Qui est cette femme?
– Fausta, répondit Sixte.
XV LE 21 OCTOBRE 1588
Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l’envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s’arrêtait à l’aumônière de cuir qu’il portait suspendue à son ceinturon. L’aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.
«Pourtant, songeait Maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Qu’ai-je fait de mal? Est-ce ma faute si mon père et le père de mon père ont été bourreaux et s’ils m’ont transmis leur fonction? N’ai-je pas réparé autant qu’il fut en mon pouvoir? Et lorsque le divin sourire de l’enfant me fit comprendre l’horreur de tuer, n’ai-je pas renoncé à être bourgeois notable en même temps que je déposais la hache?… Tout cela est bel et bon… je n’en suis pas moins l’ancien bourreau de Paris. M. le duc d’Angoulême, s’il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains… Tandis que moi mort… oui… mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre… et alors… petit flacon de mon aumônière, tu feras ton office!…»
Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait sans terreur cette Grève dont si souvent il avait détourné son regard, épouvanté par les souvenirs qu’elle évoquait. Plus de malheur! Plus de désespoir! Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles, les emmener en Italie.
Ce fut avec un sourire enjoué qu’il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu’il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours! Dans quelques heures, il ne serait plus le cardinal-évêque de Parme et Modène, mais simplement le prince Farnèse… un homme comme un autre que n’enchaînaient plus les vœux, qui avait le droit d’aimer… d’être époux et père!
Le ciel était pur; un souffle de brise un peu froide faisait frissonner les beaux peupliers qui bordaient alors les berges de la Seine. C ’était une de ces exquises matinées d’automne où il semble que la nature veuille donner aux hommes une de ses dernières fêtes. Dans l’azur d’un ciel de soie changeante, passaient comme des sourires de légères vapeurs blanches, et il semblait au cardinal Farnèse que ces sourires du ciel fêtaient sa bienvenue, son retour à la vie heureuse…
Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l’autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.
Voici qu’on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.
Claude poussa un soupir et, s’étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s’arrêtait devant la porte de la maison.
– Descendez! fit-il d’une voix rauque.
Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots:
«Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications.»
– Veuillez monter, monseigneur, dit l’homme.
Farnèse et Claude prirent place dans la litière qui se mit aussitôt en route. Mais au lieu de se diriger vers le palais de Fausta, comme l’avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l’abbaye: circonstance qui eût achevé de rassurer Farnèse s’il eût pu avoir des soupçons. D’ailleurs, aucune escorte. Rien que l’homme qui servait de conducteur et activait les deux mules nonchalantes de la litière. Personne en vue. Le calme et le silence d’une belle matinée. La litière arriva sans incidents à l’abbaye et s’arrêta devant le grand portail surmonté d’une croix. Farnèse et Claude ayant mis pied à terre se dirigèrent vers la porte.
– Pardon, monseigneur, dit alors l’envoyé de Fausta, j’ai l’ordre d’introduire dans l’abbaye Son Éminence le cardinal Farnèse, mais non aucune personne de sa suite.
– Vous entendez, maître Claude? dit le cardinal avec une sourde joie.
– Soit! répondit humblement l’ancien bourreau. Je vous attendrai sous ce chêne.
Farnèse fit vivement un geste d’approbation et pénétra aussitôt dans l’abbaye dont la porte se referma lourdement. Dans le couvent, c’était le même calme, le même silence qu’au dehors. Farnèse, rongeant son impatience, suivait son guide qui traversait les bâtiments, et entré sur le terrain de culture, se dirigeait tout droit vers le vieux pavillon.
– Entrez, monseigneur, dit le guide.
Farnèse, frémissant, reconnut l’endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant, et se vit en présence d’une quinzaine de personnages qu’il connaissait tous: cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d’une gravité funèbre. Ils étaient comme dans la terrible nuit où, avec Claude, ils l’avaient condamné à mourir par la faim. Assis sur des fauteuils placés en demi-cercle, ils formaient une imposante assemblée dans ce vieux pavillon au mur duquel on avait cloué, au fond, un grand Christ qui dominait cette scène.
Farnèse chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l’inquiétude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence était effrayant et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.
– Messeigneurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d’angoisse, j’attendais… j’espérais une autre réception, et je m’étonne de trouver des visages aussi sévères…