L’un d’eux, alors, se leva et dit:
– Cardinal Farnèse, ce n’est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages: c’est de la tristesse, et n’est-elle pas bien naturelle à l’heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours?…
Farnèse respira… Non! Rien de funèbre dans ce qu’il voyait…
– Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la présence de l’éminent et très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici…
Farnèse s’inclina; et à ce moment même, une porte qu’il n’avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s’ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle et agité; mais Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. À l’entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent, puis se tournant vers le grand Christ, s’agenouillèrent, tandis que Rovenni récitait une prière.
Farnèse, lui aussi, s’était agenouillé. Il avait incliné la tête, et certes sa prière fut aussi fervente. Lorsque Rovenni eut terminé son oraison, Farnèse se releva, et il vit que les assistants, s’éloignant lentement à l’exception du cardinal Rovenni, sortaient tous par la porte du fond.
– Que signifie? balbutia-t-il. Où est Sa Sainteté?… Elle seule a qualité pour…
– Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience… Ce qui est dit est dit.
– Mais la cérémonie de renonciation?… Pourquoi sommes-nous seuls?
– Elle va avoir lieu. Et si nous sommes restés seuls, Farnèse, c’est que j’ai à vous demander tout d’abord si vous avez bien consulté votre conscience.
– Que voulez-vous dire, Rovenni?… Vous me connaissez depuis longtemps…
– C’est parce que je vous connais, c’est parce que je sais votre attachement à la foi et au dogme que je vous demande: «Farnèse, est-il bien vrai que vous vouliez quitter le sein de l’Église?»
– J’y suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu’à cette condition et à d’autres qu’elle connaît, j’ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie…
Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha vivement de Farnèse, et d’une voix plus basse:
– Vous savez que je vous aime. Vous n’ignorez pas, d’autre part, qu’il est impossible à un prêtre de sortir de l’Église avec le consentement de l’Église même… Fausta s’est engagée à vous relever de vos vœux: elle inaugure là une œuvre de maléfice qu’aucun pape n’a osé consommer…
– Vous prononcez d’étranges paroles, murmura Farnèse en pâlissant.
– Soyez franc, reprit Rovenni en jetant un rapide regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie?… Hâtez-vous… les minutes, les secondes même sont précieuses…
– J’ai accepté d’aller en Italie pour parler aux principaux d’entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses ou des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.
– Est-ce là tout ce que vous devez faire en Italie?
– C’est tout! dit Farnèse.
– Et contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?
Farnèse garda le silence. Une vague terreur l’envahissait maintenant. Il ne soupçonnait pourtant aucune trahison et n’eût pu assigner aucune cause à cette terreur mystérieuse qu’il sentait monter en lui.
– Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant il sera trop tard.
– Eh bien! palpita Farnèse, on m’a promis…
À ce moment une sorte de gémissement s’éleva au dehors… un cri qui traversa l’espace comme une plainte., puis tout retomba au silence.
– Trop tard! murmura Rovenni.
– Avez-vous entendu? bégaya Farnèse que l’épouvante gagnait.
– Farnèse, écoute-moi, écoute ton vieux camarade… Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?…
Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta:
– N’entendez-vous pas?… Qui vient de crier?… Qui pleure là?…
– C’est toi qui ne m’entends pas! gronda Rovenni. Écoute. Bientôt Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Nul doute que sa volonté suprême ne soit écoutée… Farnèse, il en est temps! Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer!
Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura:
– Que me proposez-vous?… Est-ce bien vous qui venez de parler ainsi?
– Je te propose la fortune, les grandeurs… Fausta ne peut rien te donner, et tu l’avais bien compris, puisque le premier tu l’as quittée… un mot!… Un seul!… Hâte-toi!…
– Fausta peut me donner l’amour, dit gravement Farnèse. Fausta est pour moi l’archange de la félicité suprême puisqu’elle fait de moi un homme, puisqu’elle m’arrache au néant de mes vœux, puisqu’elle me fait époux en me rendant celle que j’adore, puisqu’elle me fait père en me rendant ma fille!…
– Votre fille! prononça Rovenni d’une voix si glaciale que Farnèse frissonna, et que cette épouvante de tout à l’heure l’envahit de nouveau.
Pourtant, il se cabra contre cette terreur qu’il jugeait puérile, et d’un ton assuré… qui voulait être assuré:
– Sans doute!… J’ai la parole de la souveraine… et…
Rovenni éclata de rire.
– La parole de la souveraine!… tu crois en Fausta et en sa parole sacrée!… Eh bien, écoute!…
Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence; lents mortellement tristes, les appels du bronze funéraire se succédaient avec de sourdes vibrations.
– Le glas! murmura Farnèse éperdu. Pour qui sonne-t-on le glas?
– Écoute! Écoute encore! gronda Rovenni en le saisissant par le bras.
Des voix, alors, derrière la porte du fond, s’élevèrent en un chant de deuil… un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d’horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes… Farnèse, d’une violente secousse, se dégagea de l’étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante, sa voix couverte par le chant funèbre et les tintements du glas:
– Le glas de mort! Le chant des suppliciés!… Qui meurt ici?… Qui est mort?…
– Farnèse! prononça Rovenni d’un accent d’ironie terrible, la souveraine Fausta t’attend là, derrière cette porte… Va donc lui demander ton amante et ta fille!…
– Ma fille! rugit Farnèse.
Et il se rua vers la porte du fond. Il crut se ruer… Il y alla à pas chancelants, les jambes brisées, le cœur noyé d’horreur, comprenant qu’il entrait dans la mort, dans le prodigieux cauchemar des épouvantes surhumaines, et voulant quand même se raccrocher à quelque espoir insensé…
– Ma fille! répéta-t-il avec un sanglot déchirant au moment où il atteignait la porte, et où, dehors, le chant des suppliciés éclatait en un lugubre grondement.
Il trébucha; furieusement, il se raccrocha à la porte, et d’une sauvage poussée, d’un geste frénétique, l’ouvrit toute grande… Et un instant, il demeura hagard, plus livide qu’un mort, les cheveux hérissés, pris de vertige; se muscles craquèrent; dans sa tête, un foudroyant travail se produisit; il eut la sensation que sa cervelle éclatait, que son crâne s’ouvrait, que son cœur se déchirait, et que des griffes de fer s’incrustaient à sa gorge…