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Dans le plein air, il put faire trois pas rapides, et soulevant les bras vers la suppliciée, rêvant un rêve fantastique et hideux, devant l’indescriptible spectacle qui violentait sa raison et faisait vaciller son regard, d’une voix sans accent humain, il hurla le même mot:

– Ma fille!…

Et c’était bien sa fille! C’était bien Violetta! C’était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore!… C’était bien pour sa fille que s’élevaient dans l’air pur et léger de cette radieuse matinée les chants de mort, comme jadis pour Léonore!… Et comme jadis pour Léonore, c’était un spectacle d’affreuse agonie qui heurtait ses yeux égarés!…

En effet là, sur cette esplanade, se dressait l’estrade de marbre à demi ruinée sur laquelle s’étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme; et au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d’une solennité angoissante dans ce décor aux tons de pourpre et de violet, sous son dais rouge, frangé d’or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours noir étrangement calmes, d’un calme funeste, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée!…

Et c’était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies… la croix du cimetière, que par une réminiscence païenne, ou par un secret hommage à la beauté, l’abbesse Claudine avait enguirlandée de fleurs!…

Et sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze, pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie… morte peut-être… c’était Violetta! c’était sa fille!…

Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique passa dans l’œil de Farnèse avec la rapidité fantastique de ces rêves impossibles qui naissent et meurent dans la même seconde. En effet, à l’instant même où il sortait du pavillon, à l’instant où, ce cri jaillissait de ses entrailles:

«Ma fille!…»

À cet instant, disons-nous, une femme placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta se retourna vers lui… Au cri de Farnèse, un autre cri, une clameur d’horrible angoisse répondit… Et cette femme, d’un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et comme jadis sur les marches de l’autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s’appesantirent sur les épaules de Farnèse… Car cette femme, c’était Léonore de Montaigues.

Le cardinal eut un râle, une sorte de hoquet convulsif semblable à ceux de l’agonie.

Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une belle lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse…

Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d’effroi…

– Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Ma fille… notre fille… Jean! Jean Farnèse!… notre fille… la voici!…

– La voilà! râla Farnèse en étendant le bras vers la suppliciée…

– Violetta!…

– C’est ta fille!…

– La bohémienne?… La petite chanteuse que je repoussais?

– C’est ta fille!…

Léonore se retourna vers la croix. Une indicible expression s’étendit sur son beau visage ravagé, convulsé à ce moment par la tempête de sentiments qui se déchaînait dans son cœur. Ses mains tremblantes se levèrent, et d’une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia:

– Ma fille!… Est-ce vrai?… Est-ce toi? dis?… Oui, oui, c’est toi… je te reconnais!… Ma fille… mon enfant… Oh! aidez-moi à la descendre de là… peut-être n’est-elle pas morte… attends, ma fille… attends, voici ta mère…

Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L’effort qu’il faisait pour se mettre en marche était énorme; mais il demeurait sur place, il lui semblait qu’il était de bronze; que ses membres avaient acquis la dureté, l’inflexibilité du bronze, et que dans ce corps de bronze les veines charriaient du plomb fondu… L’effort qu’il faisait pour crier était énorme, mais sa bouche entrouverte ne laissait échapper qu’un souffle bref et rauque. En réalité, il n’y avait plus de vivant en lui que les yeux…

Les yeux rivés sur l’adorée enfin retrouvée… la bien-aimée qui l’avait reconnu!… Léonore, il ne voyait que Léonore!… Ses yeux ne se levaient pas sur la croix… Ses yeux exorbités rougis par l’afflux du sang au cerveau, ses yeux étaient rivés sur Léonore, et il ne voyait, il ne pouvait voir qu’elle, et dans son cœur à défaut de ses lèvres, il n’y avait qu’un mot, un cri, gémissement, plainte, hurlement farouche:

«Léonore!…»

Et voici ce qu’il voyait: la mère avait étreint de sa fille tout ce qu’elle pouvait en étreindre, c’est-à-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas; sa parole brève et saccadée jaillissait comme jaillit le sang d’une blessure mortelle; elle disait en quelques secondes ce qu’elle eût pu dire en seize ans; elle ne s’arrêtait que pour baiser furieusement les adorables petits pieds tout nus que les cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et de toutes ses forces décuplées, poussées à l’exaspération de la force, elle tentait de secouer la croix, de l’arracher du trou.

Sans doute elle ne reconnaissait pas les gens qui l’entouraient, car parfois elle tournait la tête vers les visages funèbres des cardinaux, vers l’effroyable statue qui s’appelait Fausta. Et elle râlait:

– Aidez-moi donc… par pitié, aidez-moi… je vous dis qu’elle n’est pas morte, et si elle est morte, je la réchaufferai, je la réveillerai. Je suis sa mère… Messieurs, ayez pitié… je n’ai jamais vu mon enfant… je ne savais pas que c’était elle… Cela m’étonnait aussi de sentir que j’aimais la petite bohémienne… Attends, ma fille… je saurai bien trouver la force…

Elle fit un plus rude effort, et dans cet effort même, brisa ses forces… Elle s’abattit à genoux… Ses ongles s’incrustèrent alors au pied de la croix, puis labourèrent le sol; puis tout à coup, elle se leva toute droite, et dans le même instant, retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus… Pour toujours, elle fut immobile…

Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette exorbitante minute d’horreur qui suivit son entrée sur l’esplanade.

Lorsqu’il vit tomber Léonore, lorsqu’il eut au cœur ce choc qui lui apprenait qu’elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin… Il put marcher… Il se traîna vers elle, se pencha, se releva, porta les deux mains à son front et dit:

– Morte!…

Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux baissèrent la tête. Seule l’effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.

Alors le cardinal tira le poignard qu’il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées: