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Ce bourreau avait un cœur de père, voilà tout. Le sentiment de la paternité avait pris en lui sa forme la plus violente et la plus délicate: se dévouer, mourir pour Violetta, cela paraissait tout simple à maître Claude. Mais mourir, c’était se condamner à ne plus la voir… et ne plus la voir lui semblait bien amer…

Voilà quelles pensées roulaient dans la tête de Claude, tandis qu’appuyé au tronc du vieux chêne, les yeux fixés sur le grand portail, il attendait Violetta, et que machinalement sa main se crispait sur l’aumônière de cuir où il avait enfermé un flacon de poison.

– À quoi peut-il bien songer? ricana Belgodère qui l’examinait de loin.

Et le bohémien gronda:

– Voilà donc celui qui a pendu celle que j’aimais… la mère de mes filles… ma pauvre Magda!… Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvait ses enfants! Un mot! Il n’avait qu’un mot à dire! Et je lui pardonnais la mort de Magda!… Et je me suis traîné à ses pieds et j’ai pleuré!… Il n’a pas eu pitié de la douleur de ce père… il est vrai que ce père n’était qu’un bohémien, un jongleur… Par les étoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!… Je le tiens!…

Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s’avança vers Claude.

Le bourreau, en le voyant s’arrêter devant lui, eut un imperceptible tressaillement et pâlit. La présence de Belgodère à l’endroit et à l’heure mêmes où il devait revoir Violetta fit passer sur son échine le frisson des pressentiments mortels.

– Que veux-tu? demanda-t-il rudement.

– Ne t’en doutes-tu pas? dit le bohémien d’une voix non moins rude.

Ils étaient l’un devant l’autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.

– Passe ton chemin! gronda le bourreau.

– Mon chemin est le tien! grogna le bohémien. D’ailleurs je n’ai que peu de choses à te dire.

– Parle donc, mais hâte-toi! Ou sinon…

– Tu veux que je me hâte, et c’est bien. Voici donc mon maître: lorsque je t’ai vu récemment dans la maison de la place de Grève, je croyais tenir ma vengeance.

Claude, à ce souvenir, serra ses poings monstrueux.

– Il se trouva que tu m’échappas encore! Violetta fut sauvée… Stella était perdue pour moi… et mon autre fille, Flora, mourait sous mes yeux dans le brasier… tu triomphais une fois de plus de ma douleur…

– Monsieur, dit Claude avec une sorte de douceur humiliée, quant à vos deux filles, je vous ai expliqué…

– Bon! ricana Belgodère l’interrompant, voilà que tu m’appelles monsieur tout comme si j’étais chrétien et même gentilhomme…

– Je vous ai expliqué, dis-je, qu’en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien… Hélas! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme!…

– Moi qui n’étais que le père, je n’étais pas digne homme! gronda Belgodère.

– J’eus tort, je l’avoue. Mais maintenant que j’ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi… ne me tentez pas en cette matinée.

– Vraiment, monsieur, tu avoues que tu as eu tort d’arracher au père ses deux enfants!…

– Oui, murmura Claude, comme s’il se fut parlé à lui-même, là fut peut-être le crime que j’ai expié par tant de désolation.

– Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime! Plus que d’avoir supplicié ceux de ma tribu, plus que d’avoir tué Magda, pauvre malheureuse qui ne t’avait rien fait, rien fait à personne, ce fut vraiment là ton crime… Quant à l’avoir expié, c’est autre chose!

– N’ai-je pas pleuré comme tu as pleuré? dit maître Claude en frissonnant.

– Ce n’est pas assez.

– Ne m’as-tu pas enlevé Violetta comme je t’avais enlevé Flora et Stella?…

– Ce n’est pas assez!…

– N’ai-je pas subi la douleur même que tu as subie? N’es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouvais?…

– Ce n’est pas assez!…

À mesure qu’il faisait ces trois réponses, Belgodère s’était redressé, sa voix avait fini par rugir. Le bourreau, au contraire, semblait se courber, de plus en plus écrasé.

– Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu’il te faut. Ce que tu me demanderas, je te le jure par cette journée solennelle, par cette heure où renaît mon cœur pour bientôt mourir, je te l’accorderai!… Mais ensuite, va-t-en!… Par Notre-Dame, je te le dis, bohémien, n’abuse pas de ma patience en un tel moment!… Voyons, dis vite: que te faut-il?

– Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!…

Maître Claude releva lentement la tête et répondit:

– Sois donc satisfait. Car bientôt je ne serai plus!…

– Tu plaisantes, bourreau! Ah çà! que veux-tu que ta mort me fasse? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!…

Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l’arracha, et, monstrueux, terrible, la matraque serrée convulsivement dans sa main, grogna:

– Va-t-en!…

– Je m’en irai tout à l’heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l’annoncer: on va me rendre ma fille… celle qui me reste; c’est déjà quelque chose… Et quand à la petite chanteuse…

Claude fit un pas, leva la matraque et gronda:

– Je te conseille de ne pas proférer ici de menace contre elle. On va te rendre ta fille: c’est bon. Tu dois à ces mots que tu viens de dire de ne pas être assommé déjà. Mais maintenant, va-t-en sans menacer ma fille, à moi!

– Des menaces! hurla Belgodère avec un éclat de rire insensé. Tu ne me connais pas, Clause! Je ne menace pas, moi! Je tue!… Et si je te dis qu’il me fallait le supplice de ta Violetta, c’est qu’à cette heure elle est suppliciée!

Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s’abattit sur l’épaule du Bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux convulsé par la haine, les dents découvertes par l’effroyable sourire de la vengeance satisfaite.

– Tu dis? fit Claude presque à voix basse, tandis qu’un tremblement l’agitait tout entier.

– Je dis, rugit Belgodère avec un juron terrible, je dis que moi, Belgodère, j’ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d’armes gardent cette croix, et qu’à cette heure elle expire! Je dis… Tiens! Écoute!… Voici le glas qui sonne! En ce moment, ta fille…

La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s’incrustèrent dans les chairs… Il ne disait pas un mot. Il était pâle comme un mort, rigide comme une monstrueuse cariatide; seulement, de ses yeux exorbités et rouges d’afflux sanglants, des larmes coulaient l’une après l’autre, et l’on eût dit qu’il pleurait du sang…

Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d’échapper à l’étreinte. À chaque secousse, il reculait d’un pas et entraînait Claude… Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s’enfoncèrent dans la gorge de Claude…