Que demandait Huguette, en effet? Pas autre chose que de voir le chevalier s’installer dans son auberge. Le voir tous les jours, tranquille, heureux, paisible, le servir, le soigner comme un enfant, cela lui semblait le plus joli rêve qu’elle pût faire, et elle n’avait pas d’autre prétention. Seulement, ce rêve ouvrait la porte à d’autres rêves…
Qui savait si un jour le chevalier ne serait pas guéri de cet amour qu’il portait au cœur et qu’elle respectait, elle, avec une piété d’autant plus sincère et avec d’autant moins de jalousie que l’objet de cet amour n’existait plus! Quant à la distance qui pouvait séparer Pardaillan gentilhomme, de Huguette hôtesse d’auberge, le chevalier, par son attitude, par ses paroles, par son amitié, avait eu soin de l’effacer lui même.
Mais pour le quart d’heure, l’amour d’Huguette ne se traduisait qu’en dévouement. Et c’est ce dévouement humble dans son apparence, absolu dans le fait, qu’exprimait son beau regard tandis qu’elle contemplait le chevalier.
– Savez-vous, ma chère Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est un véritable paradis?… Voici que je commence à me rouiller quelque peu… je suis las de la vie d’aventure!…
– Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette en soupirant, si cela était!…
– Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence à me peser; toujours à cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin où l’on couchera le soir, eh bien à la longue, cela devient fatigant… je me fatigue, Huguette, je me fatigue!
– Que ne vous reposez-vous? s’écria Huguette palpitante de joie. L’auberge est bonne, l’hôtesse pas méchante: restez-y. Pour vous, monsieur, le meilleur lit de la maison sera toujours prêt, comme le meilleur jambon et la plus vieille bouteille. L’hiver, au coin d’une bonne flambée, il est doux de se reposer, tandis que la neige blanchit la chaussée et que le vent fait grincer les enseignes… Vous me raconterez vos aventures… Vous me direz: J’étais là… voici ce qui m’advint… Je vous écouterai, et à vous entendre, je croirai parcourir le monde en croupe de votre cheval de guerre; et vous, à raconter, vous croirez recommencer votre vie…
– Ah! Huguette, malgré le bon dîner que vous venez de m’octroyer, vous m’en faites venir l’eau à la bouche!…
– Si vous dites vrai, monsieur le chevalier, vous comblez mes vœux… Eh! mon Dieu, ai-je besoin de vous le dire?
– Je sais, fit doucement le chevalier. Vous êtes non seulement la bonne hôtesse, mais le cœur le plus tendre, la femme la plus charmante. Savez-vous que vous êtes poète, ma chère?…
– Moi!…
– Vous!… Vous venez de me tracer un tableau d’intérieur qui devrait faire pleurer de tendresse un vieux loup comme moi. Oui, Huguette, je vous assure que vous m’avez ému, à tel point que j’aurai toutes les peines du monde à reprendre le collier et à me mettre en selle demain matin •
– Demain matin! murmura Huguette qui pâlit et baissa les yeux.
– Il faut qu’à sept heures je sois à Saint-Denis… j’ai envie de visiter la basilique où dorment nos vieux rois…
– Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se remplirent de larmes, vous m’avez trompée… vous me laissiez espérer… c’est mal… vous reprenez la campagne!…
– Eh bien, oui, mon enfant, c’est vrai; mais écoutez-moi. Je suis obligé, pour mon honneur et aussi pour autre chose… pour une vieille dette à régler… je suis obligé de reprendre campagne. Mais j’espère que cette campagne sera courte… Et puis… si j’en reviens, si le besoin de repos se fait sentir, si je suis debout encore après ce que je vais entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gîte ailleurs qu’à la Devinière. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que vous êtes tout ce que j’aime au monde, maintenant. Vous êtes mon passé, ma jeunesse… Ici, mon père a vécu… ici, j’ai… mais voici que je me laisse entraîner par le charme du tableau que vous m’avez fait entrevoir, et il faut que demain matin à six heures je sois debout…
– Bonsoir, monsieur le chevalier, fit tristement Huguette.
– Bonsoir, ma chère hôtesse… dit gaiement le chevalier.
Quelques instants plus tard, Pardaillan était couché. Il donna un dernier souvenir à la bonne hôtesse et s’endormit paisiblement sous la protection de cette amie, sachant bien qu’à six heures son cheval aurait eu l’avoine, que sa rapière serait fourbie, et ses vêtements en bon ordre.
À six heures, en effet, la servante réveilla Pardaillan qui commença par aller seller et brider son cheval, puis déjeuna d’une tranche de pâté et d’une demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux à Huguette en lui répétant qu’il viendrait vieillir au coin du feu de la Devinière. Puis il se mit en selle devant le perron de la Devinière. Huguette lui offrit le coup de l’étrier et, le regardant s’éloigner, demeura sur le perron aussi longtemps qu’elle put le voir.
– Le reverrai-je jamais? murmura-t-elle en rentrant dans l’auberge.
Un peu après sept heures, Pardaillan s’arrêtait près de la basilique de Saint-Denis, attachait son cheval à un anneau, et pour ne pas se faire remarquer entrait dans un bouchon d’où il se mit à surveiller attentivement la route.
À sept heures et demie, il vit arriver un cavalier venant de Paris, cavalier armé en guerre, et ayant toute la tournure d’un gentilhomme. Il le reconnut à l’instant. C’était le laquais à qui Fausta avait remis la lettre destinée à Alexandre Farnèse.
Le cavalier s’arrêta comme s’était arrêté Pardaillan. Ayant mis pied à terre à une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison où il resta près d’une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit le chemin de Paris.
«Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager. Attendons le messager!»
Toute cette manœuvre, naturellement, s’était accomplie sans que ce cavalier venu de Paris eût eu l’air de songer à se cacher un seul instant.
En effet, il ne pouvait guère supposer qu’on l’épiait.
Dix minutes après son départ, la porte charretière de la maison s’ouvrit, laissant le passage à un homme qui sortit tout à cheval et prit au pas la route de Dammartin. Il passa devant le bouchon à l’anneau duquel était attachée la monture de Pardaillan. Le chevalier sortit aussitôt, sauta en selle, et se mit à suivre de loin le cavalier.
«Le messager qui va à Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?… Je voudrais bien savoir son nom… Bah! je m’en passerai!…»
Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se maintenant à distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas très pressé. Il suivit d’un bon trot le chemin mal entretenu, souvent défoncé, et ressemblant à nos routes nationales comme le cocher peut ressembler au train rapide.
À un moment, cet homme s’aperçut sans doute qu’il était suivi; mais au lieu de piquer son cheval, il s’arrêta court. Pardaillan s’arrêta Le cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus tard: Pardaillan exécuta les mêmes manœuvres. Dès lors, il fut évident pour le cavalier que Pardaillan le suivait.