Il ne s’arrêta pas à Dammartin et poussa jusqu’à Senlis. À Senlis, le messager mit pied à terre devant le Tonneau de Bacchus, vieille hôtellerie renommée. Pardaillan entra au Tonneau de Bacchus. Le messager dînait dans la grande salle. Pardaillan dîna dans la grande salle. Puis le messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu’on le laissât dormir jusqu’à huit heures du matin.
«Bon! pensa Pardaillan, je veux être pendu si mon homme n’est pas debout à cinq heures!…»
Et se retirant à son tour, il donna l’ordre qu’on tint son cheval prêt pour cinq heures. Avant de s’endormir, Pardaillan se mit à méditer sur sa situation. Que voulait-il au bout du compte?…
«La lettre destinée à Farnèse, pas davantage, se répondit-il.
Oui. Mais comment faire pour avoir cette lettre?… S’il ne se fût agi que de provoquer l’homme et de le tuer, la question eût été trop simple. Car c’est justement là que gisait la question pour le chevalier. Il lui répugnait de tuer ou même de blesser cet homme qui ne lui avait jamais fait de mal, qu’il ne connaissait même pas… Et pourtant, il lui fallait la lettre!…»
«Bah! finit-il par se dire, je trouverai bien quelque moyen! J’aborderai ce gentilhomme, par exemple, le chapeau à la main, et très poliment, je lui dirai: Monsieur, voulez-vous avoir l’obligeance de me remettre la lettre que vous portez au général Farnèse? Je vous jure que vous me rendrez un service dont je vous serai fort reconnaissant. Voilà, je lui dirai cela avec mon plus agréable sourire, et nous verrons s’il a le courage de me refuser…»
Content d’avoir trouvé cette solution, Pardaillan dormit d’une traite jusqu’à cinq heures du matin, moment auquel on vint le réveiller. Il sauta du lit, et avant même que de s’habiller, ouvrit la fenêtre. Tout en s’habillant, il surveillait par cette fenêtre…
«Je suis sûr que mon homme ne va pas tarder à sortir», songea-t-il.
Mais Pardaillan était habillé depuis longtemps et l’homme ne paraissait pas. «Mordieu, songea-t-il, est-ce que vraiment il va attendre huit heures?…»
À sept heures, Pardaillan n’y tint plus. Et appelant l’hôte:
– J’espère, dit-il, que vous n’oublierez pas de réveiller à huit heures ce digne gentilhomme.
– Quel gentilhomme? fit l’hôte.
– Mais celui qui est arrivé hier en même temps, ou plutôt un peu avant moi. Je m’ennuie seul en route, et je serais fort désireux de chevaucher botte à botte avec ce cavalier dont l’air me revient tout à fait…
– En ce cas, monsieur, je suis contrarié vraiment…
– Qu’est-ce à dire?…
– Ce gentilhomme sera plus contrarié que moi encore… Il s’est ravisé…
– Et alors?…
– Eh bien, il est parti à trois heures du matin!…
Pardaillan retint un juron, s’élança sur son cheval qui l’attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit à franc étrier la route d’Amiens…
– Fiez-vous donc aux faces hypocrites! grommelait-il tout en dévorant l’espace. Moi qui me torturais l’esprit pour trouver un moyen poli de me faire donner cette lettre!… Et voilà par quel procédé il me récompense de ma politesse! Mort du diable, nous allons nous fâcher, monsieur le messager!…
En grommelant ainsi, il poussait son cheval d’une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s’aperçut bien vite qu’à ce train-là, la pauvre bête serait rapidement épuisée. Une fois démonté, il n’était pas sûr de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu’il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de dépenses exagérées.
Toutes ces raisons combinées firent que Pardaillan résolut d’abandonner la poursuite directe, et de tâcher d’arriver à Dunkerque par des voies de traverse qui abrégeraient son chemin. Mais à Montdidier, où il s’arrêta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu’un cavalier venait précisément de se rafraîchir dans la guinguette où il entra. À la description qu’il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait être que le messager de Fausta… Il sut en outre que son homme n’avait guère qu’une demi-heure d’avance sur lui.
«C’est le moment de prendre ma revanche du tour qu’il m’a joué!» Pensa Pardaillan.
Et remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employées à bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bête.
«De deux choses l’une, se disait-il; ou celui que Fausta appelle le comte arrivera à Amiens sans que je l’aie rejoint; si je le rattrape avant Amiens, je le tiens et ne le lâche plus. S’il entre dans Amiens avant moi, comme il me serait assez difficile de le retrouver dans la ville, je traverse sans m’arrêter… et en ce cas, je le tiens tout de même!…»
Arrivé au haut d’une côte, Pardaillan jeta un regard perçant sur l’autre versant, mais il ne vit qu’une charrette qui cheminait à une demi-lieue de lui. La charrette rejointe, il apprit qu’un cavalier venait de passer il n’y avait pas un quart d’heure. Pardaillan s’élança, demandant un dernier effort à son cheval. Mais lorsqu’il aperçut enfin au loin dans la plaine les clochers et les toits d’Amiens, il n’avait pas rejoint le cavalier!
«Il est dans la ville!» songea-t-il.
Le soir venait. Pardaillan s’arrêta pour réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut qu’il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture témoigna sa satisfaction en s’ébrouant et en faisant sauter l’écume autour d’elle. Seulement, au lieu d’entrer dans Amiens, Pardaillan se mit à en faire le tour, en grommelant:
– Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenêtre tout ce qui entre dans Amiens…
Il imaginait le cavalier dans l’auberge la plus rapprochée de la porte de Paris, caché derrière les rideaux de sa fenêtre. Et il riait en lui-même du bon tour qu’il lui préparait. Lorsque après avoir contourné la ville, Pardaillan rejoignit la route du nord, c’est-à-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu’au bourg de Villers. La nuit était tout à fait noire lorsqu’il arriva.
Villers était à cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d’Amiens et allant à Saint-Pol était forcé de passer devant cette auberge.
Pardaillan mit pied à terre, fit conduire son cheval à l’écurie, le fit bouchonner devant lui, et lorsqu’il eut vu la brave bête bien séchée, les pieds dans une bonne litière, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin à lui-même. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon dîner eut raison de la faim. Mais après la faim, Pardaillan avait la fatigue à vaincre. Or, son intention était de surveiller la route toute la nuit s’il le fallait.
Il se fit conduire à sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d’envie sur l’excellent lit qui l’attendait.
Pardaillan perplexe se gratta le front pour en faire jaillir une idée.
– Veux-tu gagner deux écus? dit-il tout à coup au garçon qui lui avait indiqué la chambre.
Ce garçon en bonnet de coton et sabots, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux à la proposition du voyageur. Deux écus! Il ne les gagnait pas en quatre mois, étant appointé à la somme de trente livres avec la nourriture, une cotte, un haut-de-chausses et une paire de sabots par an.