– Deux écus! s’écria-t-il.
– Deux écus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pièces d’argent.
– Que faut-il faire?
– Ton service est fini, n’est-ce pas, car il n’y a plus personne dans l’auberge…
– J’ai encore à fermer les portes des étables et des écuries.
– Va donc, et reviens vite…
Au bout de dix minutes, le jeune paysan était de retour.
– C’est fait, dit-il; maintenant, dites-moi comment je puis gagner ces deux beaux écus.
– Où dors-tu? fit Pardaillan.
– Dans l’écurie, sur la paille.
– Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets près de la fenêtre, tu auras les deux écus… Ce n’est pas tout. Tout en veillant, comme tu t’ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t’amuseras à écouter dans la rue… Et s’il passait un cheval, à n’importe quelle heure, tu me réveillerais… un cheval venant d’Amiens et allant sur Doullens…
– J’ai compris! dit le garçon. Vous attendez quelqu’un et vous craignez que ce quelqu’un ne passe pendant la nuit!
– Mon ami, dit Pardaillan, tu auras trois écus: un écu pour ta fatigue, un pour ta complaisance, et le dernier pour ton intelligence.
Le paysan s’inclina jusqu’à terre, puis allant s’asseoir sur la chaise, et s’accotant aux vitraux de la fenêtre:
– Me voici à mon poste, dit-il. Je vous garantis que d’ici demain, il ne passera personne que vous n’en soyez aussitôt prévenu. Dormez, mon gentilhomme, moi je veille.
Pardaillan posa son pistolet d’arçon sur une table près de lui et sa rapière debout à la tête du lit, sur lequel il se jeta tout habillé avec un soupir de satisfaction. Pardaillan s’endormit aussitôt. Le paysan veilla scrupuleusement, et au petit jour, réveilla le chevalier, comme c’était convenu.
– Il n’est passé personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garçon les trois écus.
– Personne, si ce n’est quelques charrettes.
– Bon! Monte-moi donc un de ces pâtés d’Amiens dont on m’a dit grand bien à Paris et une bouteille du meilleur.
Pardaillan déjeuna près de la fenêtre et fit boire au garçon un grand verre de vin, bonheur dont le digne Picard se montra aussi touché que des trois écus.
Puis, le jour étant tout à fait venu, Pardaillan sella son cheval et, posté dans la salle de l’auberge, attendit tranquillement.
Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue. Pardaillan se mit à rire… Ce cavalier, c’était celui qu’il attendait, le messager envoyé par Fausta à Alexandre Farnèse! La revanche de Pardaillan était aussi complète qu’il l’avait rêvée.
Il laissa passer le messager qui s’en allait à un petit trot raisonnable, comme un homme sûr d’avoir dépisté l’importun suiveur. Alors il n’eut plus qu’à attendre que l’homme de Fausta eût pris une certaine avance, puis il se mit en selle à son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder cette distance suffisante pour ne pas être vu.
On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette dernière ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la même hôtellerie en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu. Mais le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant à tirer au large.
Pardaillan était résolu à l’aborder coûte que coûte. Il avait pendant tout ce voyage inutilement cherché un moyen de se faire remettre la lettre… Il la lui fallait pourtant!… Il se résigna donc à aborder le cavalier, et s’il ne se montrait de bonne composition, à lui proposer de s’arrêter quelques minutes l’épée au poing. En attendant le messager filait ventre à terre.
Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait à rattraper l’homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit à galoper sur la route qui suivait la côte, d’ailleurs toute droite.
– Est-ce que je vais le laisser échapper! grommelait Pardaillan.
Il gagnait du terrain, cependant, et se rapprochait de plus en plus du messager. Tout à coup, celui-ci s’arrêta net et faisant volte-face, le pistolet au poing, attendit de pied ferme; ce que voyant, le chevalier se mit au trot, puis au pas, et enfin, arrivant à quelques pas du messager, s’arrêta de son côté, ôta son chapeau, et se mit à sourire de son air le plus engageant.
Le messager de Fausta demeura stupéfait. Il était impossible d’accueillir à coups de feu un homme qui se présentait avec une telle politesse, et qui, devant le canon du pistolet braqué sur lui à cinq pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de défense. Ceci dénotait tout au moins une bravoure étrange, la témérité d’un homme suprêmement insoucieux de la mort, à moins qu’il ne fût fou. Or, Pardaillan pouvait ressembler à tout ce qu’on voulait, excepté à un fou.
Le messager salua donc à son tour avec une courtoisie qui ne manquait pas d’une certaine grâce, et remit son pistolet dans l’une des fontes de sa selle.
– Monsieur, dit-il, on m’appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous?
– Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte français.
Les deux hommes ayant ainsi décliné leurs noms et titres, politesse indispensable, se saluèrent une deuxième fois, et comme si dès lors ils eussent pu frayer ensemble, reprirent côte à côte, et au pas, le chemin de Gravelines, car ils se trouvaient sur la route qui allait de Calais à ce village.
– Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques minutes qu’il employa à examiner son compagnon, serait-il indiscret de vous demander d’où vous venez?
– Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et plus spécialement de l’île de la Cité… en passant par la basilique de Saint-Denis.
À ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et regardant son compagnon avec fixité, esquissa dans l’air un signe avec sa main. Pardaillan sourit.
– Monsieur le comte, dit-il, je ne répondrai pas au signe de reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que j’ignore le signal de réponse que vous attendez sans doute: je ne suis pas des vôtres.
– Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire où vous allez?…
– Mais… à Dunkerque où vous allez vous-même. Et de Dunkerque, je pousserai, s’il le faut, jusqu’au camp de votre illustre compatriote le généralissime Alexandre Farnèse.
Le messager devint pensif. Cet étranger qui le poursuivait était-il un affilié de Fausta?… mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le signe?… Et d’autre part, comment était-il si bien informé?…
– Monsieur, reprit-il résolument, vous répondez à mes questions avec tant de bonne grâce que je hasarderai à vous en poser une troisième…
– Et même une quatrième, si cela vous plaît, mais à charge de revanche!
– C’est entendu. Donc, pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?…
– Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan.
– Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis êtes-vous sur ma route, et pourquoi, vous ayant dépisté à Amiens, vous êtes-vous arrangé pour retrouver mes traces?
– Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d’abord!