Выбрать главу

– Vous m’effrayez, monsieur!

– Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme habituel, et attendons à demain.

Et changeant de sujet brusquement:

– Est-il vrai que vous prendrez part à la corrida?

– Oui, monsieur, dit don César, dans l’œil de qui passa comme un éclair sombre.

– Ne pourriez-vous vous abstenir d’y paraître?

– Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant.

Et comme pour s’excuser, il ajouta d’une voix qui résonna avec d’étranges vibrations:

– Le roi m’a fait le très grand honneur de m’ordonner d’y paraître… Sa Majesté a même poussé l’insistance jusqu’à envoyer à différentes reprises me rappeler qu’elle comptait absolument me voir dans l’arène… Vous voyez bien que je ne saurais me dérober.

– Ah! fit Pardaillan qui avait son idée. Est-il dans les usages de faire pareille démarche?

– Non pas, monsieur… Aussi bien l’honneur que me fait Sa Majesté n’en est que plus précieux, dit don César, d’une voix mordante.

Pardaillan le considéra une seconde droit dans les yeux et regarda Cervantès qui hochait la tête d’un air pensif. Puis se penchant par-dessus la table, à voix basse:

– Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une étrange émotion quand vous parlez du roi… Jureriez-vous que vous n’avez pas un sentiment contre S. M. Philippe?

– Non! fit nettement don César, je ne ferai pas un tel serment… Je hais cet homme! Je me suis juré qu’il ne mourrait que de ma main… et vous voyez que je sais respecter un serment.

Ceci fut dit d’une voix ardente, avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre et avec une résolution farouche.

– Fatalité! murmura Cervantès en levant les mains au ciel, le grand-père et le petit-fils se veulent la malemort.

«Diable! pensa Pardaillan, voici qui n’est pas fait pour arranger les choses!»

Et tout haut:

– Et vous me dites, cela, à moi, que vous connaissez depuis quelques jours à peine!… J’admire votre confiance, si elle s’étend ainsi à tout le monde… seulement, s’il en est ainsi, je ne donnerais pas un maravédis de votre peau.

– Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires à tout venant, dit vivement le Torero. J’ai été élevé dans une atmosphère de mystère et de trahison. À l’âge où l’on vit insouciant et heureux, je n’ai connu que malheurs et catastrophes, et j’ai dû errer dans les ganaderias ou dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maître un ganadero, que je croyais mon père, et qui était bien l’homme le plus taciturne et le plus soupçonneux que j’ai connu. J’ai donc appris à me méfier et à me taire. Je n’ai dit à personne, pas même à M. de Cervantès, qui est un ami éprouvé, ce que je viens de dire à vous que je connais depuis quelques jours à peine.

Pardaillan prit son air de naïveté aiguë:

– Pourquoi à moi? dit-il.

– Le sais-je! fit don César avec un abandon juvénile. Est-ce la loyauté qui éclate sur votre visage? Est-ce la bonté que j’ai lue dans vos yeux si railleurs pourtant? Est-ce votre générosité ou votre éclatante bravoure? Il me semble que je vous connais depuis toujours. Un irrésistible penchant m’attire vers vous et j’éprouve ce sentiment fait de confiance, de respect et d’affection, tel que je n’en ai jamais éprouvé pour personne, tel qu’on le doit éprouver, me semble-t-il, pour un grand frère… Excusez-moi, monsieur, je vous ennuie peut-être, mais c’est la première fois que je me sens assez de confiance pour parler ainsi à cœur ouvert.

– Pauvre petit prince! murmura Pardaillan attendri pendant que Cervantès disait gravement:

– Les êtres de bonté et de loyauté pure, tels que vous, don César, sont des anormaux submergés par l’immense troupeau de fauves à deux pieds qu’on appelle des hommes, lequel, les considérant comme des monstres, les traquent sans trêve ni merci et les veut, à toute force, déchirer à belles dents. Il est juste qu’un instinct mystérieux et sûr guidant ces victimes de la férocité humaine, elles se reconnaissent entre elles, du premier coup d’œil, de sorte que les plus faibles se peuvent appuyer sur les plus forts. Ce qui fait que vous vous êtes senti à votre aise et en confiance avec M. de Pardaillan, que vous connaissez à peine, c’est que vous avez reconnu en lui un monstre comme vous, et comme, par une de ces exceptions comme il ne s’en produit que de loin en loin, celui-là est une force capable de tenir tête à la meute déchaînée, tout naturellement, sans savoir, par ce même instinct, vous ayez cherché à vous appuyer sur lui.

– Ce que vous dites là, ô poète, fit Pardaillan d’un air rêveur, me paraît assez juste. Seulement vous eussiez pu ajouter que vous-même, vous faites partie de cette honorable société de monstres destinés à être dévorés par le troupeau des fauves. Et, morbleu! cette société n’est pas si nombreuse que vous puissiez vous permettre de la diminuer d’un de ses membres qui a plus de valeur qu’il ne veut bien s’en accorder. Quant à vous, don César, je vous dirai que si j’ai appris, moi aussi, à me méfier, je sais par expérience combien il est pénible de vivre toujours concentré en soi-même. C’est pourquoi je vous dis: parlez mon enfant, déchargez votre cœur, vous en serez soulagé… sans compter que peut-être pourrons-nous vous venir en aide. Et d’abord, que savez-vous de votre famille?…

– Rien, monsieur… ou si peu. Je sais que mon père et ma mère sont morts et tout me porte à croire qu’ils étaient d’illustre famille.

– S’il en est ainsi, et c’est probable, dit Cervantès, ne regrettez pas trop cette famille. L’adversité, voyez-vous, forme des caractères de votre trempe et de la trempe du chevalier. Élevé au sein d’une famille riche, puissante, illustre, vous feriez probablement partie du troupeau de fauves dont nous parlions. Et cette famille que vous regrettez, pour une terre, pour un titre, pour un hochet, vous la combattriez peut-être en ennemi acharné. Ce qui vous apparaît comme un malheur, au fond est peut-être un grand bonheur.

– Peut-être, monsieur, j’avoue que je me suis dit à moi-même plus d’une fois ce que vous venez d’exprimer. Mais cela n’atténue ni mes regrets ni ma douleur.

– Comment avez-vous appris la mort de vos parents? demanda Pardaillan. Comment sont-ils morts? Êtes-vous bien sûr qu’on ne vous a pas trompé, volontairement ou non, sur ce point?

Le Torero secoua tristement la tête:

– Je tiens ces détails du ganadero qui m’a élevé, et je suis bien sûr qu’il ne m’a pas menti. Dans quel but, d’ailleurs? Il connaissait, dans tous ses détails, l’histoire de ma famille, et s’il n’a jamais consenti à me révéler certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c’est que, m’a-t-il souvent répété: «Le jour où votre existence sera connue, si vous ignorez tout de votre famille on vous laissera peut-être vivre. Mais si on soupçonne que vous connaissez votre nom, vous êtes un homme mort!»

– Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir à vous dévoiler certains détails qu’il eût été plus humain de vous laisser ignorer?

– C’est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir d’un fils est de venger la mort de ses parents. C’est pourquoi il m’a dit et répété que, peu de temps après ma naissance, mon père et ma mère sont morts de mort violente, assassinés par Philippe, roi d’Espagne… Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai dit et je répète que cet homme ne mourra que de ma main.

– Je comprends en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu’il pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de ce meurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde! Qui vous dit que le roi soit responsable? Qui vous dit que, croyant venger les vôtres, vous ne commettrez pas vous-même un crime plus monstrueux que l’assassinat que vous reprochez au roi?