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Frissonnant, stupide, anéanti, il répondit: non, machinalement, de la tête. Quand il vit qu’elle se taisait, il tomba brusquement à genoux, et, d’une voix rauque:

– Voilà, dit-il, avant de me dire que je vous fais horreur… avant de me chasser de votre présence… écoutez-moi… il faut que je vous explique… ou du moins que je tâche…

Un râle déchira sa gorge. Il baissa la tête, pareil au condamné qui tend le cou à la hache. Et de le voir ainsi désespéré, prêt à sombrer dans la folie, par sa faute, elle se maudit et, dans un élan de tout son être, elle cria:

– Ne m’expliquez rien!… Ce que j’ai dit ne vous concerne pas, vous, le plus brave, le plus fier, le plus loyal des chevaliers!

Il n’entendit pas. Ou plutôt il n’entendit que les premiers mots, et avec un sanglot déchirant, il râla:

– Si vous refusez… je croirai que je vous inspire une insurmontable horreur… Si c’est cela, dites-le. Je vous jure qu’au sortir de cette maison, je me plonge ce fer dans le cœur.

Elle eut un petit cri d’oiseau blessé. La menace la galvanisa. D’un bond, elle fut sur lui, jusqu’à le toucher, et d’une voix très triste, extraordinairement douce, des larmes coulant lentement sur ses joues livides:

– Pourquoi me dites-vous ces choses affreuses?… Ne voyez-vous pas que vous me meurtrissez le cœur?…

Il leva la tête et la vit. Ses yeux s’ouvrirent démesurément. Il crut qu’il devenait tout à fait fou. Il bégaya:

– Quoi! vous pleurez!… Vous ne me chassez pas?… Je ne vous fais pas horreur?…

Du bout du doigt, elle le toucha légèrement au front et dit:

– Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous ai dit sur le perron de mon logis: Si vous mourez, je meurs!

– Puissances du ciel!… Mais vous m’ai…

Ce qu’il n’osait pas dire, lui, elle l’osa, elle. Et très simplement:

– Je vous aime.

– Vous m’aimez!… C’est vrai?… Cette chose impossible, irréalisable, est vraie?… Je ne rêve pas?…

D’une voix plus assurée, elle répéta:

– Je vous aime.

Il demeurait écrasé de bonheur, toujours à genoux, tassé sur lui-même, la regardant avec des yeux fous. Et il répétait:

– C’est impossible!… c’est impossible!… Elle!… Moi, un truand!…

– Ah! fit-elle dans un élan douloureux, ne répétez jamais ce mot détestable!… Vous, un truand?… Allons donc!… Le plus noble, le meilleur des gentilshommes.

Il ne pouvait pas croire encore. Il hoquetait:

– Je suis fou!… c’est sûr, je suis fou!…

Alors, elle se pencha, lui prit les mains, et avec cette force mystérieuse de la douceur qui fascine, elle le souleva, lui tendit le front et dit doucement:

– Embrassez votre fiancée!

XVIII

Comment Jehan le Brave sortit de cette chambre, où il venait d’éprouver les émotions les plus douces et les plus violentes qu’il soit donné à un homme de supporter; comment il prit congé du duc et de la duchesse d’Andilly; comment il quitta l’hospitalière maison, il ne le sut jamais.

Ce que nous pouvons dire, c’est que lorsque la massive porte cochère se fut refermée sur lui, il se laissa tomber lourdement sur une des deux bornes qui la flanquaient, mit la tête dans ses mains et resta longtemps immobile, secoué de tremblements convulsifs qu’on eût aisément pu prendre pour des sanglots.

Enfin il dressa la tête, jeta autour de lui ce regard effaré de l’homme qui se demande où il est, se leva et partit d’un pas rapide, léger, comme s’il eût été porté par des ailes invisibles.

Alors, de derrière une autre borne où il se tenait vautré, un énorme paquet se redressa mollement, péniblement, s’accota de son mieux et resta là un moment immobile. Et cela prit les apparences d’un homme revêtu d’un froc. C’était cet ivrogne de Parfait Goulard qui, avec cette raideur grave de l’homme ivre qui semble n’avoir qu’une préoccupation: ne pas perdre son centre de gravité, avait passé sans paraître reconnaître le petit groupe escortant Bertille, et qui, à la suite d’il ne savait quels inconscients détours, était revenu échouer contre cette borne. Simple hasard, évidemment.

Le moine resta une minute solidement assis sur son vaste derrière, les jambes écartées. Bien calé de dos et de flanc par le mur et par la borne, il se sentait à l’aise et bien d’aplomb. Il mâchonnait avec la grimace d’un arrière-goût d’amertume dans la bouche, il faisait claquer la langue à petits coups secs et la passait sur ses lèvres: la mimique expressive des lendemains de libations trop copieuses. De son index, il tortillait le bout de son nez et ses petits yeux plissés, perdus dans leur bourrelet de graisse, avaient cette expression vague du ruminant à l’attache: il réfléchissait. Et ce devait être grave. En effet, de cette voix profonde qui était la sienne, il dit, tout haut, comme pour mieux se pénétrer d’une fâcheuse nécessité:

– Il faut se lever!

Opération délicate, difficile, s’il en fut. Il la tenta bravement.

Il saisit la borne à pleins bras et s’arc-bouta. Quelques savantes contorsions et sa position se trouva changée: il était maintenant sur le ventre. Il souffla un peu… Encore un effort et il fut à genoux, tenant toujours sa borne étroitement enlacée. Alors il se mit à rire: il n’avait pas à se plaindre, ça marchait! Un autre effort et il fut debout. Vite, de crainte d’accident, il appuya le dos contre le mur de la maison, les jambes calées par la borne qu’il lâcha. Il eut un rire large, caverneux, et trombona victorieusement:

– Ça y est!…

Il se reposa un instant sur ses lauriers. Il redevint grave et traduisit sa nouvelle préoccupation, toujours à pleine voix:

– Il faut partir!… Attention!… Une!… deux!…

Et il partit… Il y eut quelques oscillations inquiétantes, un peu de roulis, quelques mouvements de tangage un peu brusques, qui faillirent lui être funestes, mais au bout du compte, il s’en tira sans accident. Maintenant, il roulait à sa manière accoutumée.

Rue Saint-Honoré, il s’arrêta, hésitant s’il tournerait à droite ou à gauche. Il se décida pour la droite et repartit en marmonnant des paroles confuses.

Il arriva au couvent des capucins. Il était environ cinq heures du matin, c’est-à-dire qu’il faisait grand jour, que quelques boutiques commençaient à s’ouvrir, des passants se montraient et des marchands ambulants faisaient entendre leurs cris divers.

Lorsqu’il était ivre, ce qui lui arrivait fréquemment, Parfait Goulard n’avait de considération pour rien, ni pour personne. Le scandale qu’il causait le laissait indifférent. C’était cette manière de faire, unique dans le monde religieux, qui lui avait valu sa popularité. Il aurait cherché à l’exagérer plutôt qu’à l’atténuer. Couvert, sans doute, par de puissantes et mystérieuses protections, il se savait assuré de l’impunité. Il en usait et en abusait.

Fidèle à ses principes, il se mit à heurter à tour de bras le marteau de la porte, à faire un vacarme épouvantable, à peu près comme il faisait à la porte d’une auberge qui refusait de s’ouvrir. Et en même temps, il criait à tue-tête: