– Ouvrez au pauvre frère Parfait Goulard qui étrangle de soif, qui tombe d’inanition.
Et immédiatement après, il se mit à beugler de sa voix tonitruante un cantique qu’il avait composé spécialement pour ces circonstances:
– Dixit dominus domino meo, portant aperi Perfecto Gulardo.
Et le frère portier, qui ne connaissait que trop le cantique en question, pour abréger le scandale, courait, volait, ouvrait la porte, poussait précipitamment le braillard dans la cour intérieure. Là, à l’abri des hautes murailles, il pourrait beugler tout à son aise, on ne l’entendrait plus du dehors, et ce serait un amusement pour les moines qui, depuis longtemps, ne songeaient plus à s’indigner de ces manières.
Oui mais dans la cour précisément, Parfait Goulard se tut. Il se planta devant les cinq ou six moines que ses mugissements avaient attirés et il se mit à rire d’un rire large, béat, son énorme bedaine toute secouée, très content de lui.
Gagnés par la contagion, les capucins se mirent à rire aussi, sans savoir pourquoi. Et de tous côtés, par les couloirs, sous les voûtes, d’autres capucins accouraient, répétant entre eux, avec des mines hilares: c’est frère Goulard!… Parfait Goulard!… Et un cercle d’une trentaine de capucins, riant à gorges déployées, entoura le moine-bouffon qui n’avait encore rien dit.
Brusquement, Parfait Goulard s’arrêta de rire et dit gravement:
– J’ai soif!
Et il crachota péniblement pour montrer qu’il n’avait plus de salive dans la bouche. Et les éclats de rire redoublèrent autour de lui… D’autant qu’il avait ponctué ces deux mots par une grêle de gestes désordonnés, d’un comique irrésistible.
Mais comme personne ne faisait mine de le conduire au réfectoire, il répéta:
– J’ai soif! et ajouta: j’ai faim!
Et comme il avait remarqué que ses gestes avaient particulièrement amusé les religieux, il eut soin de les renouveler en les amplifiant. Et les éclats de rire redoublèrent.
Alors un des capucins s’approcha et lui dit:
– M’est avis, mon frère, que vous avez plutôt besoin d’un lit.
Avec l’obstination de l’ivresse, Goulard répondit:
– J’ai soif… j’ai faim… je dormirai après.
Le capucin qui venait de parler jouissait, paraît-il, d’une certaine autorité, car il dit quelques paroles à voix basse, et les moines, non sans grommeler, avec des mines désappointées, s’éloignèrent lentement, à regret. Alors, il prit l’ivrogne par le bras et l’entraîna doucement en disant:
– Venez, vous aurez à boire et à manger.
Le capucin conduisit l’ivrogne, qui se laissait faire complaisamment. En montant les marches d’un escalier de pierre, le moine trébucha, se raccrocha à son guide, et dans ce mouvement, sa main esquissa un signe bizarre dans l’air.
Une lueur d’étonnement passa dans l’œil du capucin, et tout en soutenant l’ivrogne, il demanda à voix basse, avec une nuance de respect qu’il n’avait pas eue jusque-là:
– Où désirez-vous que je vous conduise?
Un mot à peine perceptible tomba de la bouche de Goulard et les deux moines, l’un soutenant l’autre, reprirent leur marche. Le capucin ouvrit la porte d’une cellule, fit entrer l’ivrogne et poussa la porte derrière lui.
Alors, frère Parfait Goulard lâcha le bras du capucin après lequel il se cramponnait. Et il se tint seul, droit et ferme, la tête haute, méconnaissable.
Le nouveau Parfait Goulard qui, dans la pénombre de cette cellule mal éclairée, apparaissait aux yeux stupéfaits du capucin, avait une mine sérieuse, remarquablement intelligente, qui ne rappelait en rien le masque béat du ruminant stupide qu’il avait encore l’instant d’avant. Ses lèvres, fendues par un large sourire, pincées maintenant, son front, sillonné par les petites rides de son rire perpétuel, barré par un pli profond, qui marquait la réflexion, ses yeux pétillants, à demi fermés, grand ouverts, fixes, froids, durs.
Il se redressa devant le capucin et esquissa quelques nouveaux signes dans l’air. Et le capucin se courba dans une attitude de profond respect et murmura:
– Vos ordres, mon père!
Et sur un ton d’irrésistible autorité, Goulard ordonna:
– J’ai besoin de repos. Vous veillerez à ce que nul indiscret n’approche cette porte. Vous viendrez me réveiller vous-même à trois heures. Vous aurez oublié alors et vous oublierez jusqu’à nouvel ordre, que je suis votre supérieur. Je serai redevenu pour vous, comme pour tout le monde, frère Parfait Goulard. Vous avez compris?
– Vos ordres seront ponctuellement exécutés, mon père, fit humblement le capucin.
– C’est bon, allez, mon fils.
Le capucin parti, le moine qui prétendait avoir besoin de repos, au lieu de se coucher, resta un long moment l’oreille tendue. Quand il jugea que le capucin devait être loin, il s’approcha de la cloison et frappa quatre coups, irrégulièrement espacés. Et il écouta. Quatre coups pareils répondirent de l’autre côté de la cloison.
Sans même jeter un coup d’œil à l’étroite couchette, Goulard entrouvrit doucement la porte, coula un regard investigateur dans le couloir désert, se glissa hors de la cellule et entra dans une chambre assez spacieuse et confortablement meublée.
Deux moines s’y trouvaient déjà.
De ces deux religieux, l’un était un vieillard à figure ascétique, empreinte d’une grande douceur. Dans le fauteuil où il était assis, il se tenait le torse droit, dans une attitude de force et de souveraine majesté.
L’autre, qui se tenait respectueusement debout, le dos tourné à la porte, était petit, maigre, la barbe courte, parsemée de fils d’argent, le front vaste, sillonné de rides précoces, l’œil froid, dominateur. Cet homme, qui portait le costume des capucins, n’avait peut-être pas dépassé la trentaine. Il paraissait avoir plus de quarante ans.
En apercevant ce capucin qu’il ne s’attendait pas à trouver là, sans doute, Parfait Goulard reprit instantanément son masque de joyeux ivrogne. Et le vieillard qui vit, lui, ce rapide changement de physionomie eut un imperceptible sourire.
Le capucin, à la vue du nouveau venu, eut un léger froncement de sourcils et il le toisa avec une moue de mépris qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler. Et son œil froid se porta du vieillard à Goulard avec une nuance d’étonnement, comme s’il eût cherché un rapport qui pouvait exister entre ce majestueux personnage et ce vil bouffon.
Cependant, Parfait Goulard, de la façon la plus grotesque du monde, s’était courbé devant le vieux moine, presque jusqu’à l’agenouillement. Ceci fait, il attendit qu’on l’interrogeât. Mais en dessous, sur le capucin qui ne paraissait pas le moins du monde disposé à quitter la place, il coulait des coups d’œil significatifs.
Pour la deuxième fois, l’ombre d’un sourire effleura les lèvres minces du vieillard et d’une voix très douce, avec un léger accent italien, il dit:
– Vous pouvez déposer votre masque, mon fils, il est inutile de vous fatiguer plus longtemps. Le père Joseph du Tremblay n’est pas des nôtres. Il assistera cependant à cet entretien. Cette marque d’estime et de confiance que je ne donnerais à personne, je la dois à sa haute intelligence.
Avec une satisfaction visible, Parfait Goulard reprit cet air sérieux qui le changeait si complètement. Et au père Joseph stupéfait, le vieillard expliqua: