– Et quand vous les verriez!… Croyez-vous que vous en perdriez la vue? malhonnête! balourd!… J’en connais qui ont vainement imploré, et à deux genoux encore, la faveur que vous dédaignez, homme de rien! dévergondé! Turc! Maure!… Dieu merci, on est une honnête femme, et chacun sait…
Il ne fut pas possible d’apprendre ce que chacun savait, parce que Carcagne interrompit intempestivement:
– Allons, honnête dame, tirez le rideau, qu’on vous a dit, et dépêchez… sans quoi je me verrai contraint d’aller vous aider.
Stupeur! L’honnête femme coula sur la large carrure du brave Carcagne ébahi un coup d’œil expressif. Un large sourire découvrit sa bouche encore ornée de quelques dents qui, par leur beauté, ne faisaient pas regretter celles qui étaient tombées. Puis elle baissa la tête, elle baissa les yeux, elle soupira, tandis que sa main sèche et ridée, abîmée par les durs travaux du ménage, s’étalait sur la blancheur du drap qu’elle caressait doucement, d’un geste machinal, et que son sein se soulevait précipitamment, comme sous l’empire d’une émotion violente. C’était grotesque et lamentable. Et pendant que Gringaille, impatient, tirait brusquement le rideau, elle marmonna en minaudant:
– À la bonne heure! celui-là, au moins, sait les égards qui sont dus à une faible femme.
– Vé! pouffa Escargasse, il a fait la conquête de la pudique dame!… Heureux pendard!
Carcagne n’y entendit pas malice. Il se rengorgea, retroussa sa moustache d’un air conquérant. Il avait toutes les bravoures. Peut-être cela tenait-il à ce qu’il avait failli être moine… ou quelque chose d’approchant. Pendant que la matrone s’habillait, les trois, pour ne pas perdre de temps, lui expliquaient ce qu’ils attendaient d’elle. Elle n’abusa pas trop de leur patience d’ailleurs, et apparut bientôt, ayant passé vivement un vieux jupon, jeté une méchante casaque sur ses épaules, et tout de suite, en donnant les marques du plus violent chagrin, elle gémit:
– Vous n’allez pas l’emmener, j’imagine, cette pauvre demoiselle?
Mais, malgré son émotion, elle coulait en dessous des regards enflammés sur Carcagne et, d’une main experte, elle obligeait à rentrer sous le bonnet quelques mèches folles qui s’obstinaient à montrer le bout de leur nez.
– Si, nous allons l’emmener!… je comprends! Et tout de suite encore.
– Ah! vous n’aurez pas ce cœur, larmoya la matrone.
Et cette fois, c’est sur Concini, muet et immobile dans la pénombre, qu’elle louchait.
– Si vous l’emmenez, cette demoiselle du bon Dieu, que deviendrai-je, moi?… C’est ma ruine, mes bons seigneurs, ma mort!… Je n’avais qu’elle, moi, comment voulez-vous que je vive, si vous m’enlevez ma loca…
Un bruit de pièces d’or roulant en cascade sur le plancher de chêne, proprement ciré, interrompit brusquement les lamentations, coupa radicalement l’émotion de la vieille. C’était Concini qui, pour couper court, sans mot dire, vidait son escarcelle d’un geste dédaigneux.
– Ah!… monsieur, reprocha Gringaille, c’est trop, beaucoup trop. Cette vieille sorcière était déjà payée au centuple de ce qu’elle vaut!
Concini eut un geste d’indifférence appuyé d’un autre geste qui signifiait: Dépêchons! dépêchons!
– Zou! ragea Escargasse, montez vivement… et à la douce, hé, autrement!…
Malgré le ton quelque peu menaçant de l’invite, la matrone eut un geste comme pour se ruer vers l’or. Gringaille la saisit brutalement par le bras et, d’une voix qui n’admettait pas la réplique:
– Marche, vieille chienne! et marche droit… Sans quoi, ce n’est pas de l’or que je te donnerai, moi, c’est de la dague que je donnerai dans ton ventre!…
Cette fois, dame Colline Colle comprit que les choses menaçaient de se gâter pour elle et, malgré que le sourire de Carcagne la rassurât un peu, elle jugea plus prudent d’obéir.
Elle monta au premier, suivie par les trois braves qui retenaient leur souffle. Elle s’arrêta à la porte de la chambre de Bertille et elle gratta doucement en gémissant:
– Demoiselle Bertille?… demoiselle Bertille?… ouvrez, je vous prie. Bertille dormait profondément et sans doute rêvait-elle de choses très douces, car une expression de bonheur irradiait son gracieux visage, un sourire enchanteur découvrait ses petites dents blanches, pareilles à des perles rares dans un minuscule écrin de velours pourpre.
À l’appel de la matrone, elle se dressa sur sa couche et, à moitié endormie encore, nullement effrayée d’ailleurs, elle demanda de sa voix harmonieuse:
– Est-ce vous qui gémissez, dame Colline Colle?
– Oui, demoiselle! Ouvrez-moi, je vous en prie… Je suis malade…’bien malade.
Le premier mouvement de la jeune fille fut de sauter à bas du lit et de se vêtir à la hâte de cette ample robe de laine blanche qu’elle portait au moment où elle s’était dressée entre le roi et Jehan. D’autant plus inquiète que la matrone, poursuivant la tactique improvisée, de l’autre côté de la porte, ne cessait pas de geindre et de se lamenter. Et tout en s’habillant, elle cria:
– Patientez un moment, je viens!
Effectivement elle se mit en marche vers la porte. Mais elle s’arrêta presque aussitôt, le front barré par un pli soucieux. Et en elle-même, elle songea:
– Cette femme est rapace et avare… Je l’aurais quittée depuis longtemps si… (Elle rougit, pensant à Jehan.) Pour une poignée d’or elle a voulu me livrer au roi… pour un peu d’or, elle recommencera au profit d’un autre… Qui me dit que ce n’est pas un piège?
Cette pensée qui traversa son cerveau fit que, au lieu d’ouvrir comme elle avait failli le faire inconsidérément, elle interrogea:
– Êtes-vous donc réellement si malade?
Et elle écouta attentivement, s’efforçant de démêler la vérité dans les intonations.
Malheureusement, elle avait affaire à une comédienne de premier ordre qui poursuivit ses gémissements avec un naturel merveilleusement joué et qui répondit, sans que rien trahît la dissimulation dans sa voix:
– Il me semble que je vais mourir!… Ouvrez, pour l’amour de Dieu!… Vous défiez-vous donc de moi?
Oui, elle se défiait, et elle n’avait pas tort. Mais c’était une nature généreuse et sous son apparence frêle et délicate, elle cachait un caractère énergiquement trempé. Elle alla droit à un coffre et y prit un petit poignard qu’elle cacha dans son sein, d’un air résolu. Ceci fait, elle revint à la porte.
Comme si une sorte de prescience l’avait avertie du danger qu’elle courait, elle ne put se décider à ouvrir. Elle parlementa, et, répondant à la question de sa propriétaire:
– C’est que, dit-elle sans acrimonie, vous avez ouvert la porte du logis à des étrangers… cette nuit même.
– C’était le roi, demoiselle!… Peut-on résister aux ordres du roi?… Ah! que je souffre!…
C’était le roi! Argument péremptoire, à l’époque surtout. Bertille était trop de son temps pour ne pas admettre comme valable l’excuse de la misérable matrone. Pourtant elle se raidit encore contre la pitié qui l’envahissait:
– Qui me dit que ce n’est pas encore une trahison?… Sais-je si vous n’avez pas encore introduit quelque malfaiteur?