Sans regarder le ravisseur qui se tenait debout et découvert devant elle, dans une attitude respectueuse, comme perdue dans un rêve, de sa voix harmonieuse, elle dit:
– Vous vous exprimez comme un gentilhomme que vous n’êtes pas…
– Madame! gronda Concini en pâlissant. Imperturbable, elle continua:
– … parce que un gentilhomme, digne de ce nom, ne s’abaisse pas à faire violence à une jeune fille… Mes désirs sont des ordres pour vous, avez-vous dit? Soit!… Je désire donc retourner paisiblement chez moi. Laissez-moi aller et j’oublierai…
– Madame, interrompit Concini d’une voix désespérée, vous me demandez précisément la seule chose que je ne puisse vous accorder… pour le moment du moins.
Avec un air de dédain écrasant qui exaspéra Concini, de sa voix paisible, presque indifférente, elle insista:
– Je disais bien: vous n’êtes pas un gentilhomme, cela se voit, du reste… Vous êtes le plus fort, faites de moi ce que vous voudrez… Je ne m’abaisserai certes pas à discuter plus longtemps avec vous.
Emporté par la passion qui grondait en lui, Concini éclata d’une voix basse, ardente:
– De grâce, madame, écoutez-moi… Vous ne savez pas quelle passion furieuse, sauvage, est entrée en moi, dès l’instant où je vous ai aperçue pour la première fois… vous ne savez pas que depuis cet instant, je passe des nuits sans sommeil, à balbutier votre nom si cher et si doux!… Oui, je sais, j’ai usé de ruse et de violence envers vous, vous l’avez dit: je me suis avili à une besogne déshonorante pour un gentilhomme. Mais je ne suis pas aussi coupable que vous le pensez… Il le fallait, madame: une menace était suspendue sur votre tête et je n’avais que ce moyen pour vous sauver… Le mépris dont vous m’accablez est aussi injuste qu’il m’est intolérable… Je vous le jure, madame, jamais passion ne fut aussi profonde, aussi sincère, aussi respectueuse que celle que vous m’avez inspirée!
Jusque-là, Bertille avait gardé une attitude pétrifiée. On n’aurait su dire si elle écoutait seulement. Voyant qu’il faisait une pause avec un air de souveraine dignité, elle prononça:
– Un mot, un seuclass="underline" Suis-je libre, oui ou non?
– Eh bien! haleta Concini, tenez, madame, oui, vous êtes libre!… Allez, retournez paisiblement chez vous!…
Malgré l’empire prodigieux dont elle avait fait preuve jusque-là, la jeune fille ne put retenir un mouvement de joie. Un peu de sang reparut sur ses joues si pâles, et d’un geste impulsif, sa main s’appuya sur la portière, comme si elle eût voulu user à l’instant de cette liberté rendue.
Mais déjà Concini reprenait, la brûlant de son souffle enflammé:
– En échange, je ne vous demande qu’une chose, oh! si peu: laissez tomber sur moi un regard moins sévère. Dites un mot… un seul mot d’espoir!… un mot, madame, est-ce trop exiger de vous?
La main crispée sur l’appui de la portière retomba mollement, et, du bout des lèvres, elle laissa tomber:
– Après la félonie et la violence, le marchandage et l’injure!… Laquais!
Et tournant le dos d’un geste las, elle s’accota, ferma les yeux et parut s’assoupir.
Le favori eut un geste de rage et de menace. Le mot l’avait cinglé comme un coup de cravache en plein visage. Une horrible imprécation jaillit de sa gorge contractée et remettant son chapeau qu’il enfonça d’un coup de poing furieux, il gronda:
– Laquais! soit… J’agirai donc en laquais!…
Et profitant de ce que la jeune fille lui tournait le dos, saisissant les deux écharpes qu’il avait posées sur la portière, d’un geste prompt il les lui jeta sur la tête et la bâillonna de nouveau avant qu’elle eût esquissé un geste de défense. Il paraît qu’il ne se fiait plus à la parole qu’elle avait donnée de ne pas appeler.
Soulagé par cette violence, il ordonna d’un ton rude:
– En route, vous autres!… Où vous savez.
La litière s’ébranla, escortée par les trois braves, la rapière au poing, suivie de Concini qui, les lèvres retroussées par un rictus terrible, marmonnait en la couvant des yeux:
– Laquais!… Ce mot dont tu viens de me souffleter, la belle, te fera verser des larmes de sang!…
XIII
La petite troupe prit la direction de la Seine.
Saêtta, sorti de son trou, se faufilait derrière elle.
À ce moment, du côté opposé, un cavalier s’avançait d’un pas allongé, martelant le sol d’un talon ferme et sonore. C’était Jehan le Brave qui regagnait son logis.
Il s’arrêta sous le balcon de Bertille, et poussé par son inquiète sollicitude, il étudia les environs d’un coup d’œil rapide.
Il vit au loin le groupe formé par la litière et son escorte, et il se détourna avec indifférence pour revenir aux alentours immédiats du logis de celle qu’il aimait.
Il ne vit rien d’anormal. Tout lui parut calme, paisible, honnêtement endormi. Il demeura un moment à rêver, les yeux fixés sur le balcon, et poussant un gros soupir, il ouvrit sa porte. Bien qu’il fût parfaitement sûr que nul œil indiscret ne pût le voir, il jeta un dernier regard méfiant autour de lui et envoya du bout des doigts un baiser furtif dans lequel il mit tout son cœur.
Après quoi, honteux comme un larron pris sur le fait, rougissant comme un jouvenceau, il gravit quatre à quatre les marches raides de l’étroit escalier aboutissant à sa mansarde.
Pendant ce temps, Concini avait continué sa marche. Coupant la place des Trois-Maries, qu’on venait d’agrandir pour dégager les abords du Pont-Neuf, nouvellement livré à la circulation, il traversa ce pont. Tournant à gauche, il s’engagea sur le quai des Augustins, puis, par les rues de la Huchette et de la Bûcherie, tournant encore une fois à gauche, il pénétra dans une voie étroite et peu fréquentée, où ne se voyaient que de rares maisons, qu’on appelait la rue des Rats et qui aboutissait à la berge du fleuve.
Si on nous demande pourquoi ce nom qui, à première vue, donne à supposer que la rue tirait son nom des rats dont elle était infestée, nous dirons qu’à l’origine elle s’appelait rue d’Aras. Il est probable que d’Aras, par corruption, on avait fait des Rats. Au surplus, on s’aventurerait peut-être un peu trop si, de l’explication que nous donnons pour ce qu’elle vaut, on inférait que la rue était préservée de la présence de ces incommodes rongeurs.
Concini vint heurter d’une manière convenue à la porte de la maison située à l’angle de la rue et du quai. La porte s’ouvrit aussitôt.
Si la maison avait un extérieur morne et rébarbatif, elle changeait complètement de physionomie à l’intérieur. C’était un merveilleux nid d’amour, le plus coquet, le plus élégant qu’on pût rêver.
Bertille fut déposée, délivrée de son bâillon, dans une chambre meublée avec tous les raffinements du luxe le plus effréné, et dont la pièce principale était un lit large, profond, monumental, et qui sur son estrade de chêne, proprement ciré, drapé de dentelles d’un inestimable prix, se dressait comme l’autel du sacrifice dans ce temple consacré à Vénus.
Sur un signe du maître, les trois braves se retirèrent discrètement. Mais faute d’instructions précises, ils demeurèrent dans la maison, attendant les ordres.
Concini, en demeurant tête à tête avec Bertille, n’avait nullement l’intention d’employer la force brutale pour la réduire. Non pas que la violence le fît hésiter, mais parce que l’amour-propre aidant, il s’exagérait un peu la puissance de son charme et de sa fascination, réels dans une certaine mesure. Il se disait que jeune, beau, élégant, riche comme il était, il serait vraiment surprenant que là où une reine avait succombé, une petite fille ignorante, pauvre, obscure aurait la force de résister. Il avait donc résolu d’employer la douceur pour obtenir de plein gré ce qu’il pourrait toujours exiger de force le cas échéant.