Le duc se tut un instant, pendant lequel il parut remonter dans des souvenirs terribles, douloureux, car vingt ans après, il en frissonnait encore.
Jehan en profita pour couler un regard d’ardente admiration sur le chevalier qui paraissait somnoler sans se soucier le moins du monde de ce qu’on disait autour de lui… Il est vrai qu’on parlait de lui.
Le duc reprit:
– Durant ces vingt années, il ne s’est pas écoulé un jour que je n’aie demandé à Dieu de m’accorder cette suprême joie d’être utile à mon tour, au moins une fois dans ma vie, à l’homme généreux à qui nous devons tout… Jamais le chevalier ne nous a demandé le plus insignifiant service. Pardaillan entrouvrit un œil et dit avec flegme:
– Parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Mais vous voyez, don César, que, le cas échéant, j’ai tout de suite pensé à vous.
– Est-ce que c’est un service, cela? bougonna le duc, ou don César, comme l’appelait Pardaillan.
Et se tournant vers Jehan, il ajouta:
– Enfin, si peu que ce soit, c’est une satisfaction qui nous rend tout joyeux, comme vous voyez. Et comme c’est à vous que nous la devons, je me considère comme votre obligé. Enfin, puisque notre ami s’intéresse à vous, au point de faire en votre faveur ce qu’il n’a jamais voulu faire pour lui-même, je serai heureux de faire pour vous ce que je ne puis faire pour lui. C’est vous dire que vous pouvez compter sur moi, en tout et pour tout, comme sur un ami sûr et dévoué.
– Et moi, j’ajoute, fit la duchesse qui venait de reparaître au salon, que je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre et de vous souvenir que vous y serez toujours reçu comme un parent très cher. Et avec un sourire malicieux, l’excellente jeune femme ajouta: «Ne craignez pas d’être importun en venant nous voir tous les jours.»
Jehan le Brave éprouvait une émotion comme de sa vie il n’en avait éprouvé de pareille. Ce qui le bouleversait surtout, c’était la pensée que cet homme étrange, qu’il ne connaissait pas la veille, avait consenti, sans hésiter, à faire pour lui ce qu’il n’avait jamais voulu faire pour lui-même, selon les propres expressions de don César.
Les yeux humides de larmes refoulées, il s’inclina avec une grâce altière, qui rappelait un peu la manière de Pardaillan, déposa un baiser ardent et respectueux sur la main fine de la jeune femme et d’une voix que l’émotion faisait trembler:
– Bénie sera l’heure où il me sera donné de verser mon sang pour vous et les vôtres, madame, dit-il très doucement.
Et se tournant vers Pardaillan:
– Quant à vous, monsieur, je ne sais…
Mais Pardaillan commençait à trouver qu’on s’attendrissait trop. Il interrompit pour dire d’un air très sérieux.
– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur avez confiée ne courra aucun danger en leur absence. Elle sera bien gardée d’abord; ensuite tout le monde ignore le lieu de sa retraite. Vous voyez (et ici il prit un air goguenard), vous voyez que ce petit voyage, décidé avant notre visite, ne souffre aucun inconvénient… si ce n’est qu’en l’absence de la duchesse, vous ne pourrez venir présenter vos hommages… à la jeune personne qui est là, dans cette pièce. Aussi, je vous engage vivement à lui faire vos adieux séance tenante, car vous en avez pour deux jours… et deux jours, pour un amoureux, c’est long, terriblement long.
Pour couper court à l’embarras visible du jeune homme, la duchesse s’écria:
– Pourquoi ne venez-vous pas à Andilly avec nous, chevalier? Vous en profiterez pour visiter vos terres.
– De quelles terres parlez-vous donc, duchesse? fit Pardaillan d’un air ébahi.
– Mais… de votre terre de Margency!
– Ma chère Giralda, vous oubliez que Margency n’est plus à moi… puisque je l’ai donné.
– Donné! intervint don César, dites plutôt que vous laissez dévaster à plaisir ce superbe domaine par tous les miséreux de la contrée qui s’y installent comme chez eux et y vivent grassement.
Pardaillan eut un sourire énigmatique.
– Bon, fit-il, s’ils y vivent, c’est qu’ils le travaillent… donc ils ne le dévastent pas comme vous dites. Et quant au château lui-même, je suis sûr qu’ils le respectent et que nul n’y a pénétré.
Une étrange émotion s’était emparée de lui en prononçant ces paroles et en lui-même, il sanglotait, les yeux fermés:
«C’est là qu’est morte ma Loïse!… celle que je pleure encore, après quarante ans!… Non, nul ne profanera de sa présence les vastes salles aux parquets autrefois luisants, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis de poussière, et que son petit pied foula jadis… Non, je ne rentrerai pas dans cette maison où tout viendrait me rappeler qu’elle n’est plus, celle que j’ai tant aimée… alors que je la sens et la veux toujours vivante dans mon cœur!…»
Sans remarquer cette émotion qui s’était traduite à sa manière accoutumée, c’est-à-dire par une extrême froideur de ses traits soudain pétrifiés, don César s’écria:
– Il ne manquerait plus que cela!… Et dire, monsieur (il s’adressait à Jehan), que j’ai acheté Andilly parce qu’il touche à Margency!… J’avais fait ce rêve de nous retirer sur nos terres et d’y vivre, côte à côte, comme deux frères, la bonne et saine vie du gentilhomme campagnard. Il aurait eu là un intérieur et une famille au sein de laquelle il eût trouvé les soins dévoués et les attentions qu’exige la vieillesse… Car enfin, vous avez beau être bâti en pur acier, l’âge, tôt ou tard, vous courbera sous sa main pesante… Eh bien! non, je n’ai jamais pu décider cet homme singulier à nous suivre… Au reste, vous le voyez, alors qu’il sait très bien qu’ici il est chez lui, que tout lui appartient, choses et gens, il préfère descendre à l’auberge, comme…
– Cher ami, interrompit paisiblement Pardaillan, si vous m’aviez fait connaître vos intentions avant d’acheter Andilly, je vous aurais dit de n’en rien faire. Ce n’est vraiment pas ma faute si vous ne m’en avez parlé que lorsque la chose était déjà faite. Quant à l’auberge où je descends comme un vieux routier que je suis (c’est ce que vous alliez dire, je crois) et que je resterai, je l’espère, jusqu’à mon dernier souffle, n’en dites pas trop de mal… L’auberge a du bon, don César, lorsqu’on la trouve au bout de la longue étape sous la pluie battante, ou la caresse trop ardente du soleil… Et si l’hôtelière est avenante, la cuisine délectable, la cave bien garnie, vive Dieu! c’est le paradis!… surtout si on le compare à cette auberge, que j’ai rencontrée plus souvent qu’à mon tour, et qu’on appelle la Belle Étoile.
Jehan écoutait ces choses avec une stupeur qui allait croissant. Et, de plus en plus, il se posait la question: qu’était-ce donc que cet homme qui affrontait les pires supplices, bravait et battait la princesse Fausta (dont Saêtta lui avait quelquefois parlé), le roi d’Espagne et l’Inquisition (monstre fabuleux toujours altéré de sang), pour conquérir un titre et une fortune à un ami? Cet homme qui exposait sa vie avec une folle insouciance, se mettait délibérément en état de rébellion, résistait audacieusement aux ordres d’un roi, pour venir en aide à un inconnu? Cet homme, enfin, qui, possédant un domaine où il eût pu vivre en grand seigneur, l’abandonnait aux miséreux et s’en allait loger à l’auberge, et semblait s’enorgueillir d’être demeuré un routier? Quel cœur de demi-dieu battait donc sous cette large poitrine d’homme? Quelle surhumaine bonté se dissimulait sous ce masque railleur?… Était-ce un homme seulement? N’était-ce pas plutôt quelque envoyé du ciel?… Dieu lui-même peut-être?…