– Je réponds de lui, dit Goulard avec un sourire livide.
– Bien. Suggérez-lui de se confesser à un jésuite notoire… Au père d’Aubigny, par exemple.
– C’est facile.
– D’Aubigny recevra des instructions à ce sujet. Quant à vous, il faudra redoubler d’adresse et de persuasion… Je vous avertis que les conseils de d’Aubigny contrarieront vos suggestions. Comprenez-vous?
– Oui, monseigneur. Vous voulez, au cas où des soupçons se produiraient, pouvoir prouver que les jésuites se sont efforcés de détourner ce malheureux de sa criminelle folie. Quant à frère Parfait Goulard, il n’est pas jésuite, lui. Et, au surplus, cent témoins dignes de foi attesteront qu’il a toujours conseillé au meurtrier de retourner dans son pays et d’y vivre dans le calme et le repos.
Acquaviva approuva d’un signe de tête, et:
– Ce n’est pas là tout ce que vous aviez à me dire, je présume.
– En effet, monseigneur, il y a autre chose. Le fils de Fausta s’est rencontré avec son père, M. le chevalier de Pardaillan, cette nuit même, chez le duc d’Andilly.
La manière dont Acquaviva dressa la tête au nom de Pardaillan, la vivacité avec laquelle il demanda des explications attestèrent l’importance qu’il attachait à cette nouvelle.
– En êtes-vous bien sûr?… Comment le savez-vous?… Dites ce que vous avez appris sans omettre aucun détail, dit-il.
– Le hasard, monseigneur, expliqua Parfait Goulard. Je venais de ramener chez lui Ravaillac, qui m’avait donné beaucoup d’inquiétude, à cause que, pris d’un subit accès de découragement et de sombre désespoir, il parlait de s’aller jeter dans la rivière du haut du Pont-Neuf.
– Pourquoi ce désespoir? s’informa Acquaviva avec intérêt.
– C’est une nature exceptionnellement impressionnable. Il paraît qu’il s’est pris d’une grande amitié pour Jehan le Brave, et il se reprochait comme un crime d’avoir failli tuer son ami, qu’il avait pris pour le roi.
– La cause de cette amitié?
– Je n’ai pu la connaître, monseigneur. Il m’a vaguement parlé de services… Sorti de ses hallucinations, il ne dit que ce qu’il veut bien dire.
Acquaviva griffonna quelques lignes sur ses tablettes, et le poinçon levé:
– Vous êtes sûr, dit-il, qu’il ne donnera pas suite à ce malencontreux projet de suicide?
– Je crois avoir réussi à le dissuader.
– Mais vous n’en êtes pas sûr, fit Acquaviva.
Il ajouta quelques nouveaux signes à la suite des précédents et expliqua:
– Je le ferai tancer vertement par son confesseur. Revenons à MM. de Pardaillan père et fils.
– Donc, monseigneur, reprit Goulard, en quittant notre homme, j’ai rencontré un groupe escortant une jeune femme. J’ai immédiatement reconnu Jehan et trois sacripants qui lui sont dévoués corps et âme.
– Et la jeune femme?
– Il m’a été impossible d’apercevoir ses traits… J’ai passé sans avoir l’air de remarquer le groupe… et je suis revenu sur mes pas. Jehan et la jeune femme étaient entrés chez M. d’Andilly. Je me suis mis en observation. J’ai vu sortir M. de Pardaillan et, plus tard, Jehan. La jeune femme est donc restée chez le duc.
– Puisqu’ils ne sont pas sortis ensemble, il est à présumer que le père n’a pas reconnu son fils.
Parfait Goulard hocha la tête d’un air soucieux:
– Il y a eu un incident qui… m’intrigue. Le voici: Jehan est resté un long moment à sangloter sur le seuil de la porte du duc. Or, monseigneur, ce jeune homme est doué d’un tempérament de fer… On voit qu’il a de qui tenir et – sous ce rapport, du moins – il est bien le digne fils de Pardaillan et de Fausta. Pour faire pleurer un homme de cette trempe, il faut une douleur surhumaine… ou une joie prodigieuse.
– Ne m’avez-vous pas dit qu’il est amoureux de la jeune fille de la rue de l’Arbre-Sec?
– En effet, monseigneur.
– Eh bien, il faut savoir… Et d’abord, quels sont les sentiments de la jeune fille à l’égard du jeune homme?
– Oh! elle l’adore… sans le savoir peut-être.
– Eh bien, je disais; il faut savoir si cette jeune fille est toujours rue de l’Arbre-Sec. Si elle n’y est plus, c’est elle que vous avez vue avec le jeune homme.
– J’irai aujourd’hui même voir la propriétaire Colline Colle. Par elle, je saurai.
Acquaviva paraissait méditer profondément. Il dévoila sa pensée.
– Si c’est elle, j’explique les larmes du fils de Fausta de la manière la plus simple: les deux jeunes gens se sont déclaré mutuellement leur amour. Certaines natures insensibles à la douleur ne peuvent supporter une joie violente sans en être bouleversées. Ce jeune homme doit être de ces natures-là.
Il réfléchit encore un instant.
– Au surplus, dit-il, j’ai peut-être eu tort de dédaigner cette enfant jusqu’à ce jour. Elle entre en contact avec des personnes que le plus puissant intérêt nous commande de surveiller étroitement. Il devient nécessaire de la connaître à fond. En conséquence, vous enquêterez minutieusement sur son compte. Il faut savoir qui elle est, comment elle s’appelle – Bertille, ce n’est pas un nom, cela – d’où elle vient, ce qu’elle est, ce qu’était sa famille. Ne négligez aucun détail, si futile qu’il paraisse.
– Par la même Colline Colle, j’apprendrai, je le pense, tout ce qu’il nous importe de savoir.
– Bien. Vous m’aviserez dès que vous aurez obtenu un résultat. Faites diligence. Peut-être avons-nous trop tardé à nous occuper de cette enfant.
Goulard s’inclina en signe d’obéissance.
Acquaviva se leva et se mit à arpenter la chambre à pas lents, la tête penchée d’un air soucieux. Il s’arrêta devant Goulard, et, doucement, il dit:
– Nous approchons du but, mon fils. Ce but opiniâtrement poursuivi depuis près de vingt ans!… Encore un effort, et les millions de Fausta, ces millions que tant de personnes convoitent, seront à nous. Encore un effort, et vous serez délivré de ce rôle qui vous pèse, je le sais.
Et comme Goulard esquissait un geste de protestation:
– Ne vous en défendez pas, fit-il avec douceur, c’est assez naturel. Notre ordre vous devra beaucoup, mon fils. Cette somme énorme de dix millions, qui va nous permettre d’accomplir en quelques mois des choses qui eussent nécessité de longues années de patients et laborieux efforts, c’est à vous que nous la devrons en grande partie. C’est vous qui, voici bientôt deux mois, et alors que je commençais à craindre qu’il ne fût mort, avez découvert que ce Jehan était le fils de Fausta.
– Pur hasard, monseigneur, et je n’y ai pas grand mérite.
– Oui, mais ce n’est pas le hasard qui vous a donné cette idée, à laquelle je n’avais pas songé, de vous faire le confesseur très indulgent de tous les malandrins de France. C’est cependant grâce à cette idée que vous avez pu, en confessant ce Saêtta, connaître la vérité. Et aujourd’hui encore, alors que depuis six semaines je le fais vainement chercher partout, c’est vous qui découvrez M. de Pardaillan. Le hasard, vous le savez comme moi, ne favorise que ceux qui savent l’aider.
Il reprit sa lente promenade et en marchant il expliquait sa pensée:
– À dater d’aujourd’hui, Pardaillan et son fils seront soumis à une surveillance de tous les instants. Pas un geste de ces deux hommes ne sera ignoré de moi… C’est, malheureusement, tout ce que l’on peut faire avec eux… ou du moins le père, lui, est ainsi. Il échappe à toute inquisition morale… il n’est pas de ceux qu’un prêtre peut confesser.