Выбрать главу

– Horrible! murmura Léonora émue.

– Vous entendez d’ici le double hurlement qui jaillit de nos poitrines oppressées… Je voulus m’élancer… Je fus saisi, maintenu, réduit à l’impuissance, malgré ma résistance désespérée… Alors, je me mis à genoux sur la terre, je criai, j’implorai, je menaçai, je pleurai… Et la mère, la douloureuse mère, fit comme moi… Elle se roula à terre, s’arracha les cheveux, se meurtrit le visage, et elle parlait, elle disait je ne sais quoi… des choses qui eussent attendri les pierres sans doute, car autour de nous on sanglotait, on criait grâce, merci… La souveraine demeura inflexible. Alors, je demandai, puisqu’il fallait du sang à la strige, qu’elle prît ma tête en échange de celle de mon enfant. Elle refusa.

«- Qu’on leur donne le corps pour qu’ils le fassent enterrer chrétiennement. C’est tout ce que je peux faire pour eux!

«Voilà ce que dit la généreuse, la magnanime, la noble, la sainte Fausta.»

Saêtta, les yeux exorbités, écumant encore au souvenir de l’épouvantable vision évoquée, se tut un moment, pendant lequel Léonora l’entendit râler, secoué de longs frissons. Et deux noms, comme une plainte déchirante, revenaient constamment à ses lèvres:

– Margarita!… Paolina!…

Peu à peu, le bravo se calma. Il redressa la tête. Sa physionomie reprit sa rude expression accoutumée. Seulement, il était très pâle et une lueur sinistre brillait dans ses yeux froids.

– Comment je sortis de là, emportant le corps de ma fille morte, et de ma femme évanouie? Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que huit jours plus tard, Margarita, terrassée par la fièvre, Margarita qui n’avait pas cessé de délirer depuis l’effroyable minute où elle avait vu la tête de son enfant rouler sous la hache du bourreau, Margarita dormait de son dernier sommeil auprès de sa fille où je l’avais fait inhumer… J’étais seul au monde désormais.

– Comment as-tu pu résister?…

– Signora, j’avais quelque chose de mieux à faire que de mourir.

– Oui, murmura Léonora, la vengeance!

Saêtta approuva doucement de la tête et reprenant son récit:

– Je désertai mon académie. Je perdis mes clients. Il fallut fermer. C’était la ruine. Je ne m’en souciais guère… Je guettais Fausta!… Pendant trois ans, je la guettai ainsi. J’avais dépensé tout ce que je possédais. Je dus reprendre mon ancien métier de bravo pour vivre. Cela m’était bien égal, maintenant. Un jour, c’était en l’an 1590, à Rome, j’appris que Fausta, condamnée à mort par la justice de Sixte Quint, allait porter sa tête sur l’échafaud. Ce n’était pas ce que j’avais espéré, ce n’était pas ce que j’attendais depuis trois ans. Mais enfin, il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je n’ai pas besoin de vous dire que je fus au premier rang devant l’échafaud, sur la place del Popolo… Je voulais voir, vous pensez… Fausta ne vint pas… Graciée, Fausta, libre!… J’eus une crise de désespoir qui faillit m’emporter… Mais j’eus une belle revanche: quelques jours plus tard, je faillis crever de joie… J’apprenais que Fausta avait un fils… Ce fils venait d’être emporté vers Paris par une des suivantes de Fausta: Myrthis… Je lâchai Fausta: elle ne m’intéressait plus. Et je me mis à la poursuite de Myrthis et du petit. Je les rattrapai en route. Vous comprenez, signora, si Fausta ne m’intéressait plus, c’est que j’avais entrevu quelle plus belle et plus complète vengeance, par son fils, j’allais pouvoir tirer d’elle.

Léonora, d’un signe de tête, manifesta qu’elle avait bien compris. Le bravo lui apparaissait sous un jour inconnu jusque-là et elle l’étudiait passionnément.

Saêtta s’était complètement repris. Sa haine s’était retrempée, pour ainsi dire, et avait repris de nouvelles forces à ce rappel de souvenirs douloureux qui avaient réveillé en lui des sentiments humains qu’il croyait sans doute à jamais étouffés.

Il était redevenu, dans toute l’acception du mot, l’homme de la vengeance. Une joie funeste luisait dans ses yeux froids et durs. Un sourire terrible retroussait sa moustache hérissée. Le souvenir de la mise à exécution de ses projets de vengeance le faisait se délecter âprement, avec une force d’autant plus impétueuse encore, qu’il avait palpité, sangloté, souffert au souvenir de son bonheur écroulé.

Il reprit, avec de sourds grondements dans la voix:

– Je passai deux ans à guetter Myrthis et le petit. Elle le gardait bien, c’est une justice à lui rendre. Mais la haine, voyez-vous, est autrement forte, tenace, vigilante et adroite aussi que l’amour ou l’amitié. Au bout de deux ans, ma patience fut enfin récompensée. Une occasion propice, une distraction de Myrthis… il n’en fallut pas plus: le fils de Fausta était entre mes mains.

Il eut un éclat de rire strident. Sans doute, il se revoyait emportant l’innocente victime qu’il avait choisie et condamnée. Il continua, et cette fois, si froide était la voix, si implacable l’expression haineuse, si féroce le sourire que, toute cuirassée qu’elle fût, Léonora se sentit frissonner:

– Vous comprenez?… Dès que j’appris que Fausta avait un enfant, la bonne idée jaillit de mon cerveau. Et je me dis: Fausta a tué mon enfant, je tuerai le sien. Je le tuerai comme elle a tué ma fille, c’est-à-dire que c’est sur un échafaud et de la main du bourreau que mourra le fils de Fausta comme est morte ma fille Paolina.

Il se renversa sur le dossier de son siège et, les yeux mi-clos, d’un air rêveur:

– Le rêve serait d’amener Fausta à assister à l’exécution comme j’ai assisté, moi, à celle de mon enfant!… Mais diable!… Où est Fausta?… Et puis… Bah! Il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je la trouverai… plus tard… je lui porterai la bonne nouvelle.

Il se secoua comme pour jeter bas des pensées importunes et, fixant Léonora:

– Ce fils de Fausta, signora, je l’ai élevé avec presque autant d’amour que ma Paolina (et avec un sourire amer), pas tout à fait de la même manière, cependant. J’en ai eu des soucis! j’ai passé par bien des transes!… Croiriez-vous que j’ai passé des nuits et des nuits à le veiller, comme une mère, alors qu’étant petit, il fut pris d’une mauvaise fièvre qui faillit l’emporter?… Croiriez-vous que j’ai fait brûler des cierges pour obtenir du Ciel son rétablissement?… Dieu me devait cette joie. Il l’a compris, allez, et il me l’a donnée… Aujourd’hui, le fils de Fausta a vingt ans… C’est un rude compagnon, bâti à chaux et à sable, ne redoutant rien ni personne… C’est aussi un rude sacripant!…

Ici, une expression de contrariété se répandit sur son visage, et, sur le ton du regret:

– Pas aussi accompli que je l’eusse souhaité… et c’est ce qui me navre. Mais c’est en cela surtout que j’ai eu le plus de mal… Tout enfant, déjà, je ne sais quel instinct le faisait se révolter contre les idées que je m’efforçais de lui inculquer. Vous disiez tout à l’heure: «Bon chien chasse de race.» C’est très vrai, signora. Mais celui-là, je crois, tiendrait plutôt de son père… sous certains rapports, du moins. Enfin, que voulez-vous, j’ai fait du mieux que j’ai pu, et ce n’est pas ma faute si je n’ai pas mieux réussi. Tel qu’il est cependant: voleur, assassin à gages, rebelle à toute autorité autre que la sienne, ne connaissant d’autre loi que son caprice, en lutte ouverte avec le guet, il est mûr pour le gibet, le bourreau peut le cueillir… et j’avais espéré que cette nuit ce serait chose faite.