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«Vous voulez un portrait de mon père? aimait à dire Bruno des années plus tard; prenez un singe, équipez-le d'un téléphone portable, vous aurez une idée du bonhomme.» À l'époque, Serge Clément ne disposait évidemment d'aucun téléphone portable; mais il était en effet assez velu. En somme, il n'était pas beau du tout; mais il se dégageait de sa personne une virilité puissante et sans complications qui devait séduire la jeune interne. En outre, il avait des projets. Un voyage aux Etats-Unis l'avait convaincu que la chirurgie esthétique offrait des possibilités d'avenir considérables à un praticien ambitieux. L'extension progressive du marché de la séduction, l'éclatement concomitant du couple traditionnel, le probable décollage économique de l'Europe occidentale: tout concordait en effet pour promettre au secteur d'excellentes possibilités d'expansion, et Serge Clément eut le mérite d'être un des premiers en Europe - et certainement le premier en France - à le comprendre; le problème est qu'il manquait des fonds nécessaires au démarrage de l'activité. Martin Ceccaldi, favorablement impressionné par l'esprit d'entreprise de son futur gendre, accepta de lui prêter de l'argent, et une première clinique put ouvrir en 1953 à Neuilly. Le succès, relayé par les pages d'information des magazines féminins alors en plein développement, fut en effet foudroyant, et une nouvelle clinique ouvrit en 1955 sur les hauteurs de Cannes.

Les deux époux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l'enfant; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l'élevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal de liberté personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. À l'époque, Janine était de nouveau enceinte; mais, cette fois, le père était Marc Djerzinski.

Poussé par une misère atroce, aux confins de la famine, Lucien Djerzinski quitta en 1919 le bassin minier de Katowice, où il était né vingt ans plus tôt, dans l'espoir de trouver un travail en France. Il entra comme ouvrier aux chemins de fer, d'abord à la construction, puis à l'entretien des voies, et épousa Marie Le Roux, une fille de journaliers d'origine bourguignonne, elle-même employée aux chemins de fer. Il lui donna quatre enfants avant de mourir en 1944 dans un bombardement allié.

Le troisième enfant, Marc, avait quatorze ans à la mort de son père. C'était un garçon intelligent, sérieux, un peu triste. Grâce à un voisin, il entra en 1946 comme apprenti électricien aux studios Pathé de Joinville. Il se révéla tout de suite très doué pour ce travaiclass="underline" à partir d'instructions sommaires, il préparait d'excellents fonds d'éclairage avant l'arrivée du chef opérateur. Henri Alekan l'estimait beaucoup, et voulait en faire son assistant, lorsqu'il décida en 1951 d'entrer à l'ORTF qui venait juste de commencer ses émissions.

Quand il rencontra Janine, début 1957, il réalisait un reportage pour la télévision sur les milieux tropéziens. Surtout centrée autour du personnage de Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme, sorti en 1956, constitua le véritable lancement du mythe Bardot), son enquête s'étendait aussi à certains milieux artistiques et littéraires, en particulier à ce qu'on a appelé par la suite «bande à Sagan». Ce monde qui lui était interdit malgré son argent fascinait Janine, et elle semble être réellement tombée amoureuse de Marc. Elle s'était persuadée qu'il avait l'étoffe d'un grand cinéaste, ce qui était d'ailleurs probablement le cas. Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent, et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait à personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant.

Janine divorça de son mari en 1958, peu après avoir expédié Bruno chez ses parents. Ce fut un divorce à l'amiable, aux torts partagés. Généreux, Serge lui céda ses parts de la clinique cannoise, qui pouvait à elle seule lui assurer un revenu confortable. Après leur installation dans une villa de Sainte-Maxime, Marc ne changea en rien ses habitudes solitaires. Elle le pressait de s'occuper de sa carrière cinématographique; il acquiesçait mais ne faisait rien, se contentait d'attendre le prochain sujet de reportage. Lorsqu'elle organisait un dîner il préférait le plus souvent manger seul, un peu avant, dans la cuisine; puis il partait se promener sur le rivage. Il revenait juste avant le départ des invités, prétextant un montage à terminer. La naissance de son fils, en juin 1958, provoqua en lui un trouble évident. Il demeurait des minutes entières à regarder l'enfant, qui lui ressemblait de manière frappante: même visage aux traits aiguisés, aux pommettes saillantes; mêmes grands yeux verts. Peu après, Janine commença à le tromper. Il en souffrit probablement, mais c'est difficile à dire, car il parlait réellement de moins en moins. Il construisait de petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces de crustacés; puis il les photographiait, sous une lumière rasante.

Son reportage sur Saint-Tropez connut un grand succès dans le milieu, mais il refusa de répondre à une interview des Cahiers du cinéma. Sa cote monta encore avec la diffusion d'un bref documentaire, très acide, qu'il tourna au printemps 1959 sur Salut les copains et la naissance du phénomène yéyé. Le cinéma de fiction ne l'intéressait décidément pas, et il refusa par deux fois de travailler avec Godard. A la même époque, Janine commença à fréquenter des Américains de passage sur la Côte. Aux États-Unis, en Californie, quelque chose de radicalement nouveau était en train de se produire. A Esalen, près de Big Sur, des communautés se créaient, basées sur la liberté sexuelle et l'utilisation des drogues psychédéliques, censées provoquer l'ouverture du champ de conscience. Elle devint la maîtresse de Francesco di Meola, un Américain d'origine italienne qui avait connu Ginsberg et Aldous Huxley, et faisait partie des fondateurs d'une des communautés d'Esalen.

En janvier 1960, Marc partit réaliser un reportage sur la société communiste d'un type nouveau qui était en train de se construire en Chine populaire. Il revint à Sainte-Maxime le 23 juin, en milieu d'après-midi. La maison semblait déserte. Cependant, une fille d'une quinzaine d'années, entièrement nue, était assise en tailleur sur le tapis du salon. «Gone to the beach…» fit-elle en réponse à ses questions avant de retomber dans l'apathie. Dans la chambre de Janine un grand barbu, visiblement ivre, ronflait en travers du lit. Marc tendit l'oreille; il percevait des gémissements ou des râles.