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Dans la chambre à l'étage régnait une puanteur épouvantable; le soleil pénétrant par la baie vitrée éclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d'urine ou d'excréments. Il clignait des yeux et gémissait continuellement, percevant une présence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras; terrorisé, le petit être tremblait entre ses mains,

Marc ressortit; dans une boutique proche, il acheta un siège pour bébé. Il rédigea un mot bref à l'intention de Janine, remonta dans sa voiture, assujettit l'enfant sur le siège et démarra en direction du Nord. À la hauteur de Valence, il bifurqua sur le Massif central. La nuit tombait. De temps en temps, entre deux virages, il jetait un regard à son fils qui s'assoupissait à l'arrière; il se sentait envahi par une émotion étrange.

À dater de ce jour Michel fut élevé par sa grand-mère, qui avait pris sa retraite dans l'Yonne, sa région d'origine. Peu après sa mère partit en Californie, vivre dans la communauté de di Meola. Michel ne devait pas la revoir avant l'âge de quinze ans. Il ne devait d'ailleurs pas beaucoup revoir son père non plus. En 1964, celui-ci partit réaliser un reportage sur le Tibet, alors soumis à l'occupation militaire chinoise. Dans une lettre à sa mère il affirmait bien se porter, se déclarait passionné par les manifestations du bouddhisme tibétain, que la Chine tentait violemment d'éradiquer; puis on n'eut plus de nouvelles. Une protestation de la France auprès du gouvernement chinois resta sans effet, et bien que son corps n'ait pas été retrouvé, un an plus tard, il fut déclaré officiellement disparu.

5

C'est l'été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l'âge de deux ans, il vit seul avec sa grand-mère. Ils vivent à Charny, dans l'Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin se lève tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère; il s'est fait une fiche spéciale où il a indiqué le temps d'infusion du thé, le nombre de tartines, et d'autres choses.

Souvent, jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. Il lit Jules Verne, Pif le Chien ou Le Club des Cinq; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout l'Univers. On y parle de la résistance des matériaux, de la forme des nuages, de la danse des abeilles. Il y est question du Taj Mahal, palais construit par un roi très ancien en hommage à sa reine morte; de la mort de Socrate, ou de l'invention de la géométrie par Euclide, il y a trois mille ans.

L'après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la masse élastique de l'herbe. Il sent la chaleur du soleil. Les laitues absorbent la chaleur du soleil; elles absorbent également l'eau, il sait qu'il devra les arroser à la tombée du soir. Lui continue à lire Tout l'Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur; il absorbe des connaissances.

Souvent aussi, il part à vélo dans la campagne. Il pédale de toutes ses forces, emplissant ses poumons de la saveur de l'éternité. L'éternité de l'enfance est uni éternité brève, mais il ne le sait pas encore; le paysage défile.

À Charny il ne reste qu'une épicerie; mais la camionnette du boucher passe le mercredi, celle du poissonnier le vendredi; souvent, le samedi midi, sa grand-mère fait de la morue à la crème. Michel est en train de vivre son dernier été à Charny, mais il ne le sait pas encore. En début d'année, sa grand-mère a eu une attaque. Ses deux filles, qui vivent en banlieue parisienne sont en train de lui chercher une maison pas trop loin de chez elles. Elle n'est plus en état de vivre seule toute l'année, de s'occuper de son jardin.

Michel joue rarement avec les garçons de son âge, mais il n'a pas de mauvais rapports avec eux. Il est considéré comme un peu à part; il a d'excellents résitats à l'école, comprend tout sans effort apparent. Depuis toujours il est le premier dans toutes les matières; naturellement, sa grand-mère en est fière. Mais il n'est ni haï, ni brutalisé par ses camarades; il les laisse sans difficulté copier sur lui lors des devoirs sur table. Il attend que son voisin ait fini, puis il tourne la page. Malgré l'excellence de ses résultats, il est assis au dernier rang. Les conditions du royaume sont fragiles.

6

Une après-midi d'été, alors qu'il habitait encore dans l'Yonne, Michel avait couru dans les prés avec sa cousine Brigitte. Brigitte était une jolie fille de seize ans, d'une gentillesse extrême, qui devait quelques années plus tard épouser un connard épouvantable. C'était l'été 1967. Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d'elle; puis ils s'abattaient dans l'herbe fraîchement coupée. Il se blottissait contre sa poitrine chaude; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d'environ deux millimètres. Son corps est épais, charnu, fortement bombé, d'un rouge vif. Il implante son rostre dans la peau des mammifères, causant des irritations insupportables. La Linguatulia rhinaria, ou linguatule, vit dans les fosses nasales et les sinus frontaux ou maxillaires du chien, parfois de l'homme. L'embryon est ovale, avec une queue en arrière; sa bouche possède un appareil perforant. Deux paires d'appendices (ou moignons) portent de longues griffes. L'adulte est blanc, lancéolé, d’une longueur de 18 à 85 millimètres. Son corps est aplati, annelé, transparent, couvert de spicules chitineux.

En décembre 1968, sa grand-mère déménagea pour venir habiter en Seine-et-Marne, près de ses filles. La vie de Michel en fut peu modifiée, dans les premiers temps. Crécy-en-Brie n'est situé qu'à une cinquantaine de kilomètres de Paris, à l'époque c'est encore la campagne. Le village est joli, composé de maisons anciennes; Corot y a peint quelques toiles. Un système de canaux dérive les eaux du Grand Morin, ce qui vaut à Crécy de se voir abusivement qualifié, dans certains-prospectus, de Venise de la Brie. Rares sont les habitants qui travaillent à Paris. La plupart sont employés dans de petites entreprises locales, ou le plus souvent à Meaux.

Deux mois plus tard, sa grand-mère acheta la télévision; la publicité venait de faire son apparition sur première chaîne. Dans la nuit du 21 juillet 1969, il put suivre en direct les premiers pas de l'homme sur la Lune. Six cents millions de téléspectateurs disséminés à la surface de la planète assistaient, en même temps que lui, à ce spectacle. Les quelques heures que dura la retransmission furent probablement le point culminant de la première période du rêve technologique occidental.

Malgré son arrivée en cours d'année il s'adapta biein au CEG de Crécy-en-Brie, et passa sans difficulté en cinquième. Tous les jeudis il achetait Pif, qui venait de rénover sa formule. Contrairement à beaucoup de lecteurs il ne l'achetait pas surtout pour le gadget, mais pour les récits complets d'aventures. À travers une étonnante variété d'époques et de décors, ces récits mettaient en scène quelques valeurs morales simples profondes. Ragnar le Viking, Teddy Ted et l'Apache, Rahan le «fils des âges farouches», Nasdine Hodja qui se jouait des vizirs et des califes: tous auraient pu se retrouver autour d'une même éthique. Michel en prenait progressivement conscience, et devait en rester définitivement marqué. La lecture de Nietzsche ne provoqua en lui qu'un agacement bref, celle de Kant ne fit que confirmer ce qu'il savait déjà. La pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu'aucune adjonction. Elle ne dépend d'aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d'autres ternies, c'est un absolu.