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— Vous pleurez ? remarqua Ferdinand.

C’était à moitié vrai, elle porta la main à ses joues. Un sillon chaud lui labourait la figure. Pourtant elle ne pleurait pas.

— Vous pouvez pleurer librement, continua Worms. Il ne faut jamais contenir des larmes. Chaque larme est un peu de peine qui coule.

— Je ne pleure pas, dit Claire obstinément.

Ah non ! elle ne voulait rien perdre de sa douleur. C’était la seule chose durable que lui avait donnée Soleil.

Elle essaya de réaliser sa situation. Alors sa vie lui parut affligeante. Claire se trouvait unie à un homme de savoir qu’elle admirait et qui la subjuguait, mais son cœur, mais ses pensées, appartenaient à un être plus que médiocre pour lequel elle nourrissait un incompréhensible et inutile amour. Chacun de ces deux hommes était un sacrifice pour l’autre. Elle concevait — douloureusement, certes — que Soleil l’eût poussée au mariage, sa soif de lucre et son inconsistance expliquaient toutes les veuleries. Mais elle ne pouvait comprendre qu’un homme de la trempe de Worms acceptât cette situation pour le moins ambiguë. Il lui fit peur brusquement. Un sentiment plus fort que l’amour le hantait sans doute. Les grandes choses effraient.

L’automobile roulait à bonne allure. Malgré la capote et les battants de mica, une aigre bise propulsée par la vitesse s’infiltrait et leur mordait le visage.

— Cette automobile est ridicule, murmura Worms, jusqu’ici elle suffisait à mes déplacements en ville, maintenant il nous faut une excellente voiture de tourisme. Nous irons à Lyon la semaine prochaine acheter une conduite intérieure.

Ces paroles réveillèrent la jeunesse de Claire. Elle se dit avec un tressaillement d’aise qu’elle venait d’épouser un homme riche et que, désormais, les satisfactions de l’argent se pressaient en foule à ses pieds.

Le médecin devina sans doute les pensées de sa femme.

— J’attends vos désirs, murmura-t-il.

En passant les vitesses il frôlait du dos de la main la jambe de Claire. Ce fugitif contact troublait la jeune femme. Une langueur l’envahissait.

« Bon Dieu, se dit-elle, et si j’oubliais tout pour vivre cet instant. Je suis jeune. Ah ! ne plus penser qu’à ce bonheur que l’on me fabrique… »

— Nous allons coucher à Chalamont, prévint Ferdinand, il est tard.

Claire comprit l’impatience de son mari.

— Comme vous voudrez, mon ami.

— Mon ami ! C’était amusant de jouer à la bourgeoise, d’employer des expressions qui paraissent ridicules, de chercher un ton poli, de travailler son visage, de maîtriser chacun de ses muscles.

N’était-elle pas madame Worms ?

* * *

Un feu de cheminée flambait dans la chambre de l’hôtel, vaste pièce tapissée d’un papier peint représentant des scènes de chasse. Un monde de piqueurs joufflus habitait cette tapisserie de cauchemar. Une pendulette à sous trônait sur la cheminée, mais elle ne possédait plus d’aiguilles.

Ferdinand la désigna du doigt.

— Voyez, murmura-t-il, le temps n’existe plus. Nous sommes deux êtres perdus dans l’éternité de l’amour.

Claire approcha un fauteuil de l’âtre. Son mari vint s’agenouiller à ses pieds sur le tapis pelé.

— Comme ce feu est romantique, remarqua-t-elle.

Ils contemplèrent les flammes dansantes. La chaleur leur cuisait le visage.

Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour suivre leurs pensées. Leurs deux âmes flottaient dans le feu comme des salamandres.

Au bord de leur avenir commun, ces deux êtres se sentaient saisis par un indicible effroi.

— Viens ! ordonna Ferdinand en se levant.

Il la prit dans ses bras ainsi qu’il l’avait fait huit mois auparavant, retrouvant dans l’étourdissement du moment les mêmes gestes extatiques.

Claire se donna avec une fureur désespérée. Leur étreinte fut un printemps.

Le lendemain, Worms se planta devant l’armoire à glace et se plongea dans une contemplation narcissique. Son visage était ravagé par une nuit tumultueuse, ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Il s’examina de plus près. Il ne se reconnaissait qu’à grand-peine. Évidemment, en détail, c’était toujours lui : son nez rectiligne, curieusement pincé, ses joues plates, ses lèvres bien jointes, mais l’ensemble ne le composait plus. Il avait l’impression de contempler une photographie ancienne conservant le souvenir d’une disparition. Quel homme devenait-il ? Pourquoi tout changeait-il par le seul fait qu’une femme lui avait découvert ses sens ?

Sa respiration troublait la glace, et lentement anéantissait son image.

CHAPITRE XV

Dans l’année qui suivit son second mariage, Ferdinand Worms perdit pour le moins la moitié de sa clientèle. La population de Bourg ne lui pardonna pas sa mésalliance, ni le scandale dont elle fut suivie.

Mademoiselle Jésus fut à l’origine d’une immense cabale montée contre le médecin. La vieille fille chuchota dans les milieux bien pensants que Claire — cette fille d’ivrogne — avait ramené de Paris un bon-à-rien dont Worms connaissait l’existence et qu’il avait la suprême lâcheté de tolérer.

— C’est une gourgandine dangereuse qu’on devrait arrêter, affirmait-elle. Je ne sais comment elle s’y est prise pour enjôler le docteur mais chose certaine, elle et son voyou d’amant en veulent à sa fortune. C’est un couple de larrons.

La vieille demoiselle trouva une puissante alliée en la personne de la mère Borecque. La veuve du marchand de vins n’aimait guère la médisance pourtant l’immense chagrin qui l’accabla à la mort de sa fille se mua partiellement en un courroux de brave femme lorsqu’elle vit son gendre se remarier avant même que le rosier planté sur la tombe de Blanche eût fleuri.

Les deux femmes firent de la « belle ouvrage », l’une insinuant, l’autre tonnant. Elles parcoururent les salons et les magasins en révélant la déchéance de Worms ; car pouvait-on nommer autrement l’insigne faiblesse réduisant le médecin à accepter un corniflage pré-nuptial ? Un souffle d’indignation passa sur la ville, la soulevant contre Worms. L’indignation n’est qu’un abcès, mais le mépris est un cancer. Peu à peu les commérages s’éteignirent, et quand Worms fit ses pas dans une société qu’il avait bernée, il ne rencontra que froideur dédaigneuse. Alors il devina qu’en fait d’excuse et de consolation, il ne lui restait que sa faute.

Claire prenait de plus en plus conscience de son pouvoir. Elle avait cru épouser un homme fort, et elle se rendait compte combien Ferdinand était infiniment faible devant elle, bien davantage en vérité que Soleil fortifié par son indifférence. Elle fut déçue. Une fois encore, elle allait devoir régner. Elle se sentait lasse, infiniment lasse, comme un vieillard, mais sans la sérénité de l’âge.

Ce n’était après tout qu’une femme.

Bientôt sa double vie l’harassa. Elle atteignit l’époque prévue et attendue par Ferdinand où tout naturellement elle devait choisir. Le médecin l’amena à ce carrefour par une tactique de bête. Il voulait la sevrer de Soleil et pour y parvenir se dépensait follement. Il conduisait sa chair dans un tourbillon érotique qui étourdissait Claire. Peu à peu son corps paisible, neuf, avait pris l’habitude de l’amour. Cette longue pureté de l’indifférence charnelle faisait place à une soif d’étreintes sans cesse renouvelées auxquelles se prêtait la jeune femme en détresse. C’est au lit que ces deux êtres usaient leur volonté de se conquérir. Ah ! les malades pouvaient attendre, les nuits de Worms ne leur appartenaient plus. Le soir, le médecin décrochait l’écouteur et débranchait la sonnerie de la porte d’entrée. Il s’enfonçait dans le silence, égoïstement, en homme possédé qui répond à l’appel de son vice. Il se jetait sur Claire et l’assaillait violemment. Mordant ses chairs tièdes, la brûlant de son corps, frénétique et passionné, il avait des audaces, des violences de soudard.