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— Peut-être François a-t-il une idée sur la question, murmura-t-elle.

La femme de Worms aimait profondément son beau-fils. Elle admirait sa grâce innocente, son air réfléchi et sa beauté. Car le physique du jeune garçon était remarquable par l’harmonie de ses traits. Ses cheveux abondants, d’une blondeur intense, son regard bleu où l’on se mirait, son nez fin évoquaient ces pastels qui, dans les salons oubliés, conservent le témoignage des jeunesses antiques. Son rire triste et fier mouillait les yeux de Claire.

Worms appela François et lui relata sa conversation avec la colonelle.

— Tu es en âge de choisir ta carrière, mon fils, conclut-il fort doctement, que décides-tu ?

Le fils de Ferdinand contempla tour à tour ces trois visages si différents. Celui de la colonelle contracté par une âpre volonté, celui de son père attentif et grave, celui de Claire enfin, paisible et doux, complice, oui, tout prêt à soutenir une rébellion. Dieu ! que son père avait eu bon goût d’épouser une femme pareille. Claire était si jeune. Elle ne vieillirait jamais et il sentait confusément qu’ils possédaient l’un et l’autre une identique forme d’esprit. Ils appartenaient à la tristesse comme à une race.

Le regard de François revint à Ferdinand.

— Es-tu riche ? questionna-t-il à brûle-pourpoint.

— Qu’appelles-tu riche ? demanda le médecin, sans se laisser démonter par cette étrange question. Pour être riche, il n’est pas besoin de posséder beaucoup d’argent, l’essentiel est d’en avoir assez et j’en ai assez, plus qu’assez.

— Eh bien alors, si tu le permets, je me consacrerai aux lettres.

— Aux lettres ! s’écria Worms effaré, mais, mon cher François, as-tu du talent ?

— Je ne suis pas sûr d’avoir du talent, mais la foi ne me fait pas défaut. Prends ce cahier, il contient quelques contes, évidemment on ne peut se fonder là-dessus pour décider d’une carrière, pourtant si je suis autre chose qu’un paresseux tu dois le découvrir.

Étonné par ce parler net, Worms s’empara du cahier. Claire se rapprocha de lui et tous deux commencèrent la lecture, tandis que la colonelle s’éloignait d’un air courroucé.

Le médecin n’était pas à proprement parler un littéraire mais il était capable de juger une œuvre. Il fut surpris et ému par le talent de son fils. Ces contes trempaient dans une lumière de printemps, comme s’ils eussent été écrits avec de la rosée.

— Que de fraîcheur ! murmura Claire. Votre fils a une sensibilité de jeune fille.

— Oui, approuva Worms chez qui s’éveillait une curiosité professionnelle. Il avait l’impression d’apercevoir son fils pour la première fois. Aussitôt il se reprocha de s’être désintéressé de lui si longtemps, il s’agissait moins d’un remords que d’un regret, le regret de n’avoir pas vu croître cet être neuf et vibrant, le regret de n’avoir pas participé à l’élaboration d’une grande œuvre, le regret de s’être laissé voler son double.

Chaque exclamation de Claire lui entrait dans la chair comme une écharde.

— Eh bien, dit-il en refermant le cahier, je te fais confiance.

Fort du soutien paternel, François se lança éperdument dans la voie dangereuse qui l’attirait.

Il s’écoutait vivre et regardait autour de lui. Il demandait à ses lectures le moyen d’exprimer ses sensations. Lorsqu’il eut acquis une certaine maîtrise, il commença à envoyer sa prose dans les rédactions de plusieurs revues et eut la joie de se voir retenir çà et là quelques textes.

— Je suis parti, exultait-il, grand-mère, je réussirai.

La vieille dame souriait tristement, partagée entre la joie de sa joie et la rancune qu’elle ne lui vînt pas de succès militaires. Eh quoi, son petit-fils ne serait donc jamais qu’un civil ? Il trahissait comme son père la lignée des Worms. Décidément la race s’atrophiait. Le passé militaire de la famille manquait sans doute de guerres. Le colonel avait passé sa vie dans des casernes, en lui s’était fanée la virilité cocardière des descendants.

— Des guerres !

Cinq ans plus tard il y en eu une. Elle affecta fort peu François. Il attendait patiemment d’être mobilisé et fut tout surpris de voir arriver l’armistice de 1940 avant son ordre de départ. Il ne connut de l’occupation que quelques soldats allemands, arrogants et mornes, dans les rues de Bourg où il se rendait parfois afin de mettre à sac les librairies. Son père lui évita la corvée des chantiers de jeunesse. Le médecin n’aimait ni Vichy, ni ses institutions. « Je me moque des partis, affirmait-il, je ne demande qu’une chose aux gouvernements : la liberté. La force est la raison des imbéciles. Je suis du côté de l’intelligence et l’intelligence ne s’épanouit que dans la liberté ». Pendant l’occupation, le médecin s’appliqua à vivre encore davantage chez lui. Il ne pouvait se rassasier de sa femme et malgré ses années de mariage il lui semblait la connaître de la veille. Sans le vouloir Claire le tenait en haleine ; elle se faisait conquérir chaque jour. Quant à Soleil il était l’animateur de galas organisés au profit des prisonniers. Il confectionnait une musique facile qu’il orchestrait et faisait jouer par sa société. Grâce à l’appui de Worms il occupait une place très en vue et attendait d’un jour à l’autre les palmes académiques que lui avait promis un sous-préfet, patronnant l’une de ses séances.

On le voit, les bouleversements sociaux troublèrent fort peu la famille Worms. François commençait à se faire un nom dans la presse périodique. Il vivait comme un ermite dans son petit village de l’Ain, mais en 1943 son père, effrayé par les luttes intestines mettant aux prises l’armée secrète et les forces miliciennes appuyant l’occupant, craignit pour la sécurité de son fils, son instinct paternel fut tiré de la léthargie dans laquelle elle s’était engloutie.

— Les campagnes ne sont plus sûres écrivit-il à François, viens habiter avec nous.

La colonelle pleura pour la première fois de sa vie.

CHAPITRE XVIII

L’arrivée de François dans la maison du Boulevard de Brou créa une diversion dans les habitudes de ses occupants.

Dès le premier soir Ferdinand regretta sa décision. Son fils lui fit peur. Avec lui s’écroulait un bonheur laborieusement construit. Jusqu’ici il avait vécu ardemment pour Claire, sans éprouver la moindre gêne. Il l’entourait de ces mille attentions qui ne peuvent se prodiguer que dans l’intimité la plus absolue.

Petit à petit ses relations avaient déserté son logis car, malgré son souci des convenances, Worms ne pouvait masquer le profond ennui dans lequel le plongeait la présence de tierces personnes. Son fils était pire qu’une tierce personne. Désormais le médecin allait devoir se surveiller, refréner ses élans d’époux et ne jamais oublier qu’il était père. Les yeux d’un fils sont ceux d’une conscience.

Worms ne pouvait plus supporter chez lui que la présence de Soleil. Soleil était tout le public de son amour. Il encourageait la dévotion de Ferdinand pour sa femme et savourait chaque baiser. Le musicien ne croyait pas à sa bonne fortune, bien qu’au cours des dernières années sa situation se soit consolidée, il vivait sur un éternel qui vive et s’attendait chaque jour à ce que Worms les chassât Claire et lui. Il ne pouvait comprendre l’extase du médecin. Cet amour durerait donc toujours ? Avec son esprit versatile Soleil ne pouvait croire cela. Sa politique était une politique d’attente. Il se disait que Worms avait près de cinquante-cinq ans et qu’un jour il serait vieux. Alors Ange sortirait vainqueur de ce tournoi obscur, car il avait quinze ans de moins.