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À plusieurs reprises, les deux jeunes gens firent route ensemble, le soir. Au cours de ces instants d’intimité, dans le tumulte de la foule, notre compositeur confia ses rêves à Claire, lui fredonna ses airs les mieux venus, lui parla concert, en bref l’étourdit si bien par sa fougue d’artiste que la jeune fille conçut très vite une vive admiration pour le caviste-mélomane. L’admiration est le fœtus de l’amour. Le sentiment de Claire se développa d’autant plus rapidement qu’il se heurta à une sereine indifférence. Chez les filles farouches, l’amour ressemble à ces tubercules qui croissent dans la rocaille. Elle serra dans son cœur candide l’image de Ange, la voix de Ange, l’odeur de Ange ; tout ce que sa mémoire ravissait au musicien, Claire le savourait dans son lit. Elle le nommait son artiste, son pauvre poète, son petit génie, pleurait sur la pauvreté du caviste et sur le machiavélisme du sort qui oblige des hommes de valeur à soutirer du vin pour subsister. Elle rêvait de gagner une fortune afin de matérialiser les désirs de l’artiste. Elle qui ne reconnaissait que le travail comme socle à chaque existence, aspirait à un éden pour Ange. La courageuse fille devenait plus poète que l’objet de ses tourments. Cependant rien de son secret n’apparaissait, aussi trompa-t-elle tout le monde, y compris le marchand de vins.

La vie prend souvent pour joindre deux êtres des chemins détournés. Le roman de Claire et de Ange le prouvera.

Un après-midi, notre musicien, torturé par une mélodie en sol mineur, quitta son travail en omettant de fermer hermétiquement le robinet d’un tonneau de Brouilly. Le tonneau s’épancha librement au cours de la nuit, et le lendemain, le marchand de vins fit mander d’urgence le caviste.

« Mon ami, lui dit cet homme de bien, vous êtes chez moi depuis bientôt deux mois et je n’ai eu qu’à me louer de vos services. Vous possédez des qualités certaines. »

En entendant ce langage, Claire qui se trouvait dans le bureau directorial, pensa défaillir. Car elle devina la conclusion de la péroraison.

« Malgré votre bonne volonté, je me vois, étant donné l’accident d’hier, dans l’obligation de vous congédier. Mais ne vous découragez pas, vous trouverez aisément un meilleur emploi, mieux à même de mettre en valeur votre personnalité. »

Le malheureux Ange, menacé de la soupe populaire à bref délai, tenta d’attendrir le patron qui demeura souriant et inflexible. Alors, certain de ne pouvoir fléchir ce négociant pour lequel la perte d’un tonneau de vin équivalait à une saignée, il abdiqua toute dignité et se soulagea d’une amertume qui fermentait en lui depuis trop longtemps.

Le marchand de vins s’entendit traiter d’homme sans cœur, de négrier, de geôlier, d’affameur et de marchand de soupe.

À quoi, sans se départir de son calme, l’autre fit remarquer justement qu’il est moins déshonorant de vendre de la soupe que d’être incapable de s’en offrir.

Cette discussion mettait Claire à la torture.

— Ah ! jeune homme, fit M. Blanchin en matière de conclusion, vous mettrez de l’eau dans votre vin.

— Le conseil est bon, rétorqua Ange, en tous cas il vous a réussi.

Le négociant saisit très bien l’astuce et devint plus rouge qu’un curé de campagne. Il désigna la porte à son employé qui la prit avec la calme résignation des martyrs.

Si Claire avait obéi à l’élan de son être elle aurait couru derrière son « petit génie », mais chez les femmes de tête la raison a le pas sur les impulsions. Or la raison lui commandait de jouer l’indifférence.

— Vous parlez d’un pistolet ! tonna le marchand de vin, prenant sa secrétaire à témoin. Ces gens-là ont du sang de romanichel dans les veines, ils crèvent la faim et font de l’esprit.

Claire approuva d’un sourire. « Ah ! Saint Pierre, Saint-Pierre, murmura-t-elle. Pardonnez-moi, mon Ange, mais il le faut. »

À dater de ce jour, elle passa ses heures de liberté à proximité du domicile de son compositeur dans l’espoir de le revoir. Elle le rencontra un soir, hâve, efflanqué, le menton piquant, l’œil battu.

— Que devenez-vous ? questionna la jeune fille, avez-vous trouvé une autre place ?

Le musicien secoua la tête affirmativement. Il travaillait chez un photographe spécialisé dans la carte postale et l’image religieuse. Ange posait les Jésus-Christ. « Je suis rompu, avoua l’artiste, aujourd’hui j’ai fait dix poses de « Laissez venir à moi les petits enfants », vingt au moins de « Prenez et buvez » et, en supplément, un essai de poilu amoureux, vous savez :

Loin de vous je pense à vous toujours mon amour.

J’ai un mal de tête effroyable, c’est fou ce qu’un casque tient chaud.

Claire s’enquit des besoins de Ange, mais il lui affirma ne manquer de rien et elle le quitta tristement, malheureuse de ne pouvoir se dévouer pour lui.

Quelques jours plus tard, elle le retrouva à nouveau, mangeant un sandwich dans un petit bar de la rue Mogador, le jeune homme était noir et anguleux comme une croche.

— Alors, s’enquit-elle, et cette photographie ?

— J’en ai eu assez, révéla Ange, le patron voulait me faire poser « St-Michel terrassant le démon » ; pour cela, il exigeait que je me rase les favoris, je l’ai envoyé au bain.

— Vous êtes donc sans ressources ? espéra Claire.

— Non, je joue du saxophone dans les bistrots.

À leur troisième rencontre, le musicien annonça, les larmes aux yeux, qu’il avait dû porter son instrument au Mont-de-Piété et qu’il n’avait absorbé qu’un café-crème depuis la veille.

La fille Rogissard sentit son cœur lui remonter à la gorge. Très simplement, elle passa son bras sous celui de son ami.

— Venez, dit-elle, allons chez moi.

Sa patience triomphait enfin. Le musicien lui appartenait désormais.

Elle connut alors des jours d’une infinie félicité. En elle naissait, décuplé par un long refoulement, la soumission de la femme devant l’élu.

« Oh mon Jésus, dit-elle, câline, le lendemain de leur première nuit de fièvre, je suis pour toujours ta Madeleine, garde-moi, accepte-moi et laisse-moi t’assurer l’existence qu’il te faut. Demeure ici. Tu composeras des opéras, moi je travaillerai. »

Ange Soleil accepta sans trop se faire prier ce programme qui garantissait son futur immédiat. Les artistes ont une mentalité d’arabe, de nervi et de femme entretenue. Ils n’admettent qu’une contrainte : celle de leur art. La vie facile leur est due car ils portent en eux leur part de problèmes et de complications. Par ailleurs, ce sont des êtres crédules et faibles qui ne s’étonnent guère et pour lesquels un miracle n’est qu’un événement rare. Le musicien admit fort bien la brûlante passion de Claire et trouva normal de l’avoir suscitée. Il se laissa dorloter par la jeune fille, fort complaisamment. Il fut habillé à neuf et se produisit à Montmartre dans une veste en velours bleu et une chemise à col Danton, dont ses amis du bar Bar s’émurent.