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— Dis donc, Ange, lui demandèrent-ils, t’as « fait » une perruche de la haute ?

Il souriait sans répondre, d’un air sûr de soi. Ange se levait tard, fumait beaucoup, mangeait copieusement, se bichonnait, se promenait, faisait l’amour, et trouvait assez de temps cependant pour jeter sur le papier quelques notes sans lendemain. Il ne tarda pas à engraisser, ses joues s’affermirent, ses yeux s’affaissèrent, sa nervosité fit place à une tranquillité du geste. Il devint moins beau mais beaucoup plus appétissant. Claire était folle de son génie. Elle redoublait d’ardeur au travail, assumait des heures supplémentaires avec une frénésie, une ardeur, un dévouement joyeux de mère de famille. Elle était payée de ses peines le soir.

« Ange, mon Ange, chuchotait la jeune fille, as-tu bien travaillé ? montre-moi tes devoirs. »

Esprit positif, elle voulait la gloire pour son amant.

« Je n’ai pas écrit de musique aujourd’hui, s’excusait l’artiste, la musique, comprends-le, Clairette, ce n’est pas comme la peinture ou la littérature : ça naît, ça enfle, ça se met en place, ça s’ordonne, on n’écrit pas un air à la petite semaine, mais on s’en libère d’un coup ».

Il se frappait le front : « Là-dedans, affirmait-il, il y a un bouillonnement de musique, tiens, écoute. »

Alors, devant la jeune fille extasiée, il se mettait à fredonner une adaptation de la Marche turque ou du Boléro de Ravel. Claire, ignorante en matière musicale, battait des mains, affirmait bien haut qu’elle n’avait jamais rien entendu de semblable, même au théâtre de Bourg, que c’était là du grand art, et qu’elle ne serait pas surprise d’entendre bientôt ces airs dans la rue.

La vie s’écoulait dans le ravissement pour les amants. Elle travaillait pour lui, et lui, devenant homme, vivait paresseusement au rythme de son égoïsme naissant.

Claire n’exigeait rien de Ange sinon un peu de bonne volonté et de complaisance pour se laisser dorloter. Ange n’était pas encore blasé de sa vie facile.

Ils en étaient là — c’est-à-dire au point culminant de leur bonheur — lorsqu’arriva une lettre de Bourg, annonçant à Claire la maladie d’Auguste Rogissard.

Après quelques hésitations et beaucoup de larmes et de serments, la jeune fille céda à son devoir.

Il convient maintenant de clore cette trop longue parenthèse où se trouve résumé le curriculum-vitæ de Claire et qui nous a entraîné loin du docteur Worms. Revenons auprès de la jeune fille dans la chambre d’Auguste Rogissard où se libère un souffle de folie.

* * *

Peu après le départ du docteur, la voisine arriva, curieuse comme une entremetteuse. L’employé de gare se démenait et hurlait à percer le tympan. Tout le vin qu’il avait absorbé au cours de son existence se muait en sang. Il voyait couler à ses pieds un fleuve rouge à la surface duquel bouillonnait une écume immonde. Le malheureux se disait aux prises avec des animaux inconnus aussi fantastiques que des motifs de tapisserie chinoise.

— Le docteur est venu chez moi, dit la voisine. Il paraît que le pauvre Auguste est comme qui dirait dérangé, je viens pour lui administrer des lavements.

Claire n’osa rudoyer la bonne femme qui lui avait un peu servi de mère jadis, mais son mécontentement contre Worms s’accrut.

Elle médita un instant, puis, se tournant vers la commère :

— Madame Puvonnier, murmura-t-elle, combien de visites le docteur Worms a-t-il fait à mon père ?

— Attendez, fit la voisine qui se mit à compter sur ses doigts d’un air inspiré, quatre, oui, je ne dois pas me tromper.

— Ses visites sont à dix francs, n’est-ce pas ? Je dois donc quarante francs au docteur, votre aîné peut-il porter un pli chez M. Worms ?

« Oui, poursuivit la jeune fille devant le regard surpris de son interlocutrice, ce médecin ne me plaît guère, son traitement ne m’inspire pas confiance, je préfère appeler un de ses confrères. »

La voisine, ennuyée de voir dédaigner ce bon docteur Worms, si aimable et si peu fier, fit l’éloge du praticien. Elle exalta son dévouement, son érudition, la sûreté de son diagnostic et affirma que justement les troubles mentaux étaient « comme qui dirait » le régal de Worms, sa partie, son terrain, sa chose. On pouvait croire en lui les yeux fermés. La brave femme s’enthousiasmait ! À l’entendre, le docteur eût été capable aussi de ressusciter Lazare.

Mais toutes les femmes sont corses par leur goût de la vengeance. Claire ne se laissa nullement ébranler par ce panégyrique et persista dans sa résolution.

« Madame Puvonnier, trancha-t-elle, la santé de mon père avant tout, je fais ce que me dicte ma conscience… »

Le mensonge soulagea la fille Rogissard en lui procurant un argument contre ses propres remords.

« Et maintenant, ajouta cette entêtée, indiquez-moi le meilleur médecin de la ville. »

— Comment le pourrais-je, dit la voisine, puisque vous venez de le rejeter ?

— Alors le second, fit Claire avec un froid sourire.

La dame Puvonnier se frotta le menton où poussaient, sans méthode, quelques poils d’éléphant. Déçue et mortifiée de voir ses conseils écartés, elle se vengea à son tour en prononçant le nom d’une remarquable nullité du corps médical : celui de Borogov.

Borogov était un russe blanc, installé depuis peu dans la ville. Les quelques curieux qui se risquèrent dans son cabinet — suivant une formule du Far-West — n’étaient plus là pour s’en vanter. Ce compatriote de Pierre-le-Grand traitait ses malades comme un « petit père » ses moujiks et maniait la médecine comme un chat à neuf queues. Il ressemblait à Sadi Carnot. Il était roux, il était sale, il était myope. Non content de pratiquer la science d’Hippocrate, le russe tenait également un cabinet dentaire où, pour un prix dérisoire, il arrachait aux paysans leurs molaires les plus récalcitrantes.

Ce fut cet individu, ce Knock slave, que le cadet des Puvonnier alla quérir tandis qu’on dépêchait son aîné chez le docteur Worms, lesté d’une enveloppe contenant le montant des honoraires du médecin et un court billet le remerciant de ses services.

Les paroles préparent peut-être les actes, mais à coup sûr ne les hâtent point. Pendant ces discussions qui durèrent une sérieuse partie de la matinée, l’état de Rogissard ne cessa d’empirer. À chaque minute, le malheureux se jetait hors de son lit et les deux femmes avaient grand mal à le recoucher.

— Tout de même, dit la femme Puvonnier, voyant que le Borogov tardait, on pourrait, au moins, en attendant, essayer l’ordonnance du docteur.

Claire secoua la tête. Elle éprouvait une grande honte de cet absurde ressentiment. Mais elle avait pris parti, elle aurait sacrifié son père à son obstination.

La voisine la regarda fixement, les femmes les plus incultes comprennent les caprices impardonnables. Elle se dit que l’air de Paris ne convenait guère aux jeunes filles car il leur découvre des idées néfastes.

Le docteur Borogov finit par arriver. Ce personnage pour Musée Grévin salua onctueusement les deux femmes, il se pencha sur le lit de Rogissard en froissant sa barbe rousse à pleines mains.

— Aïe, aïe, fit-il.