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— Est-ce grave ? s’inquiéta Claire.

— Aïe, aïe, répéta-t-il.

Il parlait, on le voit, fort peu le français, en eût-il connu les plus rares subtilités qu’il n’aurait su s’exprimer autrement, car le cas de Rogissard le déroutait. Il commença à palper le malade comme un fruit mûr, ce qui rendit l’employé furieux ! Au plus fort de sa crise, Rogissard se mit à trembler de tous ses muscles en tirant la langue.

Borogov se frappa les cuisses et partit d’un long rire d’opéra, puis, fantasque comme le sont tous les slaves, il s’assombrit :

— Compris, dit l’homme, plus lugubre qu’un clown malade. « Delirium tremens ».

— Mon Dieu ! s’exclamèrent les femmes.

Les assistants s’abandonnèrent un instant à leurs réactions personnelles. Claire évitait de baisser la tête, car ses yeux s’étaient remplis de larmes, la dame Puvonnier cherchait un prétexte pour sortir, tant elle avait hâte de propager la nouvelle dans l’immeuble ; quant à Borogov, il se grattait la tête jusqu’aux temporaux, afin d’en faire jaillir une décision.

Auguste Rogissard traversait un cauchemar invivable. Il s’imaginait étendu en travers d’une voie ferrée tandis qu’une locomotive rougeoyante lui passait et repassait sur le corps.

« Ah, ah, dit Borogov, nous allons calmer avec camisole de force. Comme ce puissant auxiliaire des maisons de santé lui faisait défaut, il entrava Rogissard au moyen d’un drap tordu en corde, puis, lorsque le quinquagénaire fut immobilisé, il se mit en devoir de le ligoter avec le cordon des tentures. L’employé de gare ressembla bientôt à une momie. Mais à une momie ressuscitée en sursaut. Comme il poussait des cris discordants, le russe lui jeta un verre d’eau froide en pleine face. »

— Voilà, dit-il paisiblement, cela fait dix francs. Ne le touchez pas, je repasserai ce soir.

CHAPITRE III

Au sortir de chez Rogissard, Ferdinand Worms poursuivit ses visites. Il se rendit au chevet d’une nouvelle accouchée, examina l’enfant et la mère, et serra la main du père qui l’entraîna à l’écart d’un air gêné. Le jeune père expliqua au médecin qu’il était marié depuis huit mois et n’avait jamais « connu » sa femme avant ses noces, il demandait si… des fois… vous comprenez, docteur ?

Worms calma les craintes de l’époux, d’une façon fort pertinente.

— Votre femme a-t-elle cherché à expliquer cette avance ?

— Non.

— Alors, elle a la conscience tranquille, mon bon ami, et je vous affirme que votre héritier est né avant terme.

« Grand Dieu, pensa-t-il, les médecins, les prêtres, et les détectives privés entendent beaucoup d’histoires ! »

Il visita tour à tour une « fracture du genou », un « cancer du larynx » et acheva son périple auprès d’une « ablation de la rate ». Ce dernier cas l’intéressa vivement. C’était celui d’une femme de quarante ans, aigre et chétive, à laquelle le chirurgien n’avait pas scellé les dangers de l’opération et qui s’étonnait de vivre encore.

— Vous comprenez, docteur, expliqua cette survivante abasourdie, j’avais fait mon testament, pris les sacrements, recommandé mon âme à Dieu et ma fille à mon mari. Je m’étais préparée à la mort, je crois bien qu’à force d’y penser, elle m’était devenue suffisamment familière pour que je ne la craigne plus. Maintenant me voici sauvée. Toute cette force d’âme est donc perdue car je sens qu’on ne peut réussir deux fois un tel tour de force. Maintenant j’ai peur de la prochaine fois, j’ai peur d’avoir peur.

— C’est humain, fit le docteur, mais à quoi bon redouter une mort problématique ? L’instant ne correspond jamais à ce que l’on imagine.

Bien sûr, murmura pensivement la convalescente, n’empêche que ce doit être terrible de mourir lorsqu’on ne s’en sent pas capable.

— Ah, chère Madame, la consola Worms, j’ai vu mourir tellement de gens qui ne s’en sont pas aperçu que je ne redoute pas ce que les prêtres nomment la Grande Faucheuse. Mourir ! c’est tellement simple voyez-vous. Croyez-moi, les hommes réussissent très bien leur mort. Malheureusement ils se gâtent la vie à la redouter.

Le médecin esquissa un geste de retraite, mais « l’ablation de la rate » le retint. Elle en voulait pour son argent, elle se payait en discours.

— Avouez, docteur, enchaîna la bavarde, qu’il est atroce d’être promis à la mort.

— Mais non, dit Worms, c’est à la vie que nous sommes réservés, puisque n’étant rien, nous avons vécu. Chaque matin je m’émerveille de vivre encore. Enfin… Vous voici remise en route.

— Sans rate ! clama la malade du ton d’Harpagon brandissant son implacable : « sans dot ! ».

— Qu’importe ! rassura le médecin, vous fonctionnez. Appréciez chaque minute, ne vous habituez pas trop à revivre, voilà le secret de la force.

Habilement, il prit congé de sa cliente. L’opérée considérait Worms comme un homme remarquable. Le docteur savait ainsi conquérir par la complaisance de sa conversation.

Comme midi approchait, il prit le chemin du retour. Il cueillait sur son passage beaucoup de sourires et de coups de chapeau. Les femmes accouchées par lui brandissaient leur enfant comme un bouquet. Les notables saluaient en lui un citoyen de valeur. Les conseillers municipaux lui savaient gré de ne pas poser sa candidature à ce poste car elle aurait aussi sûrement capté les voix des électeurs qu’un aimant la limaille. On l’aimait à cause de ses disponibilités dont il ne jouissait pas et qu’il savait ne pas tenir en suspens comme une force de réserve.

Worms rentrait à son domicile avec plus d’entrain que de coutume parce que son père et sa mère l’y attendaient. En effet, les « colonels » venaient trois fois par an passer quelques jours auprès de leur fils : pour Noël — le colonel aimait la dinde truffée, et sa femme les petits Jésus en cire — , pour le 14 juillet et le 11 novembre, dates extrêmement républicaines et patriotiques. L’ancien officier avait conservé de sa vie active le goût de la cocarde et du clairon, de plus il vénérait Clemenceau, Lloyd George et tous les drapeaux du dictionnaire. La veille, délaissant sa thébaïde bressane, il était venu se repaître de discours et de galons. Il avait mené son petit-fils aux défilés, il lui avait appris les uniformes, les grades, et la victoire française.

Ferdinand trouva son père et son fils très animés. Le colonel se tenait à quatre pattes — tout comme Henri IV — au milieu du salon. Il alignait sur le tapis marocain et suivant les meilleures règles de la stratégie napoléonienne une douzaine de hussards en terre cuite, aux pommettes vermillon ; il les opposait à une autre douzaine de militaires — des aviateurs cette fois — qui, bien que français, figuraient l’ennemi. Le colonel éprouvait bien un certain remords de cette mutation, mais il ressentait un réel plaisir à humilier aussi gravement l’armée de l’air. L’ex-officier de cavalerie méprisait les aviateurs, jugeait l’aéronautique un sport et déplorait son intrusion dans la guerre. « Belle foutaise que ces avions, déclarait-il volontiers, tout juste bons à contrarier les opérations, me parlez pas de ces gommeux qui viennent faire les marioles au-dessus des lignes, bien à l’abri des obus, là-haut. Enfin, « ils » en reviendront, ça va faire comme pour le bicycle, ces engins-là, on s’en lassera. »

Ferdinand secouait la tête, c’était un homme de science, il prévoyait l’ère de la mécanique. « L’acier remplacera la chair, père, affirmait-il. »

— Tais-toi, barrissait le vieillard, un bon cheval entre les genoux, tu m’entends, Ferdinand ? rien ne remplacera un bon cheval.

L’arrivée du médecin ne troubla pas le grand-père et le petit-fils.