— On a rêvé.
Miss Mary et François le rejoignirent. Ils entrèrent et virent, à ce moment-là, que la fenêtre à guillotine était soulevée. Un des volets oscillait en grinçant, au vent de la nuit.
Bob, soudain furieux, revint sur ses pas et fit la lumière. Ils regardèrent autour d'eux avec étonnement. Le salon avait son aspect habituel. Ils allèrent à la fenêtre et constatèrent que la vitre coulissante avait été découpée dans sa partie inférieure. Un trou, fait sans doute avec un diamant, permettait de débloquer le levier de fermeture.
— Je n'y comprends rien, dit Bob. Se donner tant de mal pour prendre quoi?
Miss Mary, qui inspectait le salon, s'écria tout à coup:
— On a volé l'éléphant d'ivoire!
Elle montrait une étagère où s'alignaient des bibelots. L'éléphant n'y était plus.
– Ça ne tient pas debout, dit Bob. C'est un truc sans valeur.
— Il était gros? demanda François.
— Comme le poing. Et encore!
— Ah! fit la jeune femme. La main de marbre aussi a disparu.
François se rappela qu'il l'avait aperçue, sur la cheminée; une main de femme, longue, délicate, vivante.
— Et les pistolets, dit Bob. Ils ne sont plus là. Je les avais posés sur cette table, hier.
Tournant sur eux-mêmes, lentement, ils examinaient la pièce, meuble après meuble.
— Je crois que c'est tout, dit Miss Mary.
— Non, dit Bob. Le kriss malais a été emporté.
On voyait, en effet, sur le mur, une place vide entre un sabre de samouraï et un casse-tête polynésien.
– Ça alors! reprit Bob. C'est ahurissant! Se donner tant de mal et prendre tant de risques pour voler quoi?… Un éléphant d'ivoire, une main de marbre, un poignard et deux pistolets!
— C'est peut-être, observa François, qu'il n'a pas eu le temps de prendre autre chose.
— Mais il y avait ici des tas d'objets plus précieux, répliqua Bob. Tiens, ce reliquaire… Tiens, ces cavaliers en jade… Pourquoi barboter un éléphant alors que, juste à côté, il y a un petit Bouddha qui vaut vingt fois plus cher. C'est idiot!
— Et surtout, dit Miss Mary, on ne voit pas le rapport avec le vol des documents.
François venait de se faire, à la même seconde, la même réflexion. Il était bien difficile d'admettre que, par une coïncidence extraordinaire, un second voleur, à une nuit d'intervalle, se fût introduit dans la même maison. Mais que signifiait ce vol?
— Moi, dit François, je crois que c'est le barbu qui est revenu, parce qu'il n'a pas eu le temps, hier, d'emporter quelque chose qui lui tenait à cœur.
— La main d'ivoire, peut-être, ricana Bob.
— Je sais. Ça paraît stupide. Mais il est évident que c'est le même type qui a fait le coup.
Et comme c'est bien le même, il savait que la maison était habitée et qu'il pouvait être surpris une deuxième fois. Et pourtant il n'a pas hésité, comme il n'avait plus les clefs, à découper la vitre. Conclusion: il était absolument nécessaire pour lui de revenir.
— Sans-Atout, va! plaisanta Bob. Ecoutez-le. Si on insiste, il est prêt à nous dire que le bonhomme est gaucher et qu'il a eu la scarlatine.
La frayeur qu'ils avaient éprouvée se muait en soulagement et l'insouciance de leur âge reprenait le dessus. Mais Miss Mary, elle, n'avait pas envie de rire. Elle referma la fenêtre:
— Ce qui vient d'arriver est un peu notre faute à tous. Après ce qui s'est passé la nuit dernière, nous aurions dû fermer les volets. Maintenant, il faut prévenir l'inspecteur.
C'était la sagesse même. Ils passèrent dans le bureau et la jeune femme se mit en rapport avec la police, ce qui eut pour effet de réveiller Mrs. Humphrey, qui dormait juste au-dessus. Bob monta la rassurer.
— Comme c'est contrariant, se plaignait la jeune femme, au téléphone. Bien. Nous attendrons… Mais nous ne voudrions pas rester debout toute la nuit… S'il vous plaît… Merci.
Elle raccrocha.
— L'inspecteur n'est pas là, bien entendu, dit-elle. Mais on va le prévenir. Il n'y a qu'à l'attendre… Voulez-vous que je fasse du thé?
C'était amusant, ce goûter impromptu, au milieu de la nuit. On essayait de se déplacer sans bruit, de ne pas heurter les couverts, à cause de la gouvernante. Et l'on s'interrogeait toujours sur les raisons incompréhensibles du vol.
— D'où viennent-ils, ces objets? chuchota François. Si leur origine était connue, peut-être qu'on y verrait plus clair.
— Oh! dit Bob, il n'y a pas de mystère. Ils appartenaient à mon grand-père. Je crois qu'il a acheté la main à Rome. L'éléphant, ça je l'ignore. Mais il doit provenir de Ceylan, comme le Bouddha et quelques autres petites choses… Le poignard vient de Londres. Les pistolets ont été donnés à mon grand-père par un attaché d'ambassade, après un duel… C'était avant 1914… J'ai entendu raconter souvent l'histoire… Il y avait eu une querelle, à Sydney, entre l'ami de grand-père et un Allemand du consulat. Mon grand-père servait de témoin et, après le duel, il reçut les pistolets en cadeau. Il y tenait beaucoup.
— Mais…, ce duel? demanda François.
— Oh! Sans résultat, bien sûr. Et maintenant, si tu peux tirer de là des déductions, bravo!
Miss Mary buvait pensivement son thé. Elle ne paraissait pas faire attention au bavardage des deux garçons et François sentit soudain quelle distance sépare l'univers des adolescents de celui des adultes. Sans doute pensait-elle au blessé, à cet homme qu'elle devait bientôt épouser, qui était bien autre chose pour elle que le héros d'une sombre aventure.
— Tu paries que tu ne trouveras rien? continua Bob.
— Ce n'est pas un jeu, dit gravement François.
La jeune femme lui jeta un coup d'œil étonné et reconnaissant. Mais Bob, qui n'avait rien remarqué, insista:
— L'éléphant n'est pas creux. Les doigts de la main ne se dévissent pas. Le poignard est un poignard. Et les pistolets, tu les a vus. Il n'y a pas de cachette là-dedans… J'ai manipulé ces objets des tas de fois. L'écrin des pistolets? Un brave écrin, sans double fond. Moi, je crois que le type est un maniaque, un cinglé.
François, cédant à nouveau au démon de la controverse, objecta:
— Mais…, pour un collectionneur? Bob haussa les épaules.
— Les pistolets? dit-il. Ni assez anciens, ni assez neufs. Ça ne vaut sûrement pas cher. Le poignard? Une babiole. La main, peut-être, oui. C'est la reproduction de je ne sais quelle main célèbre.
— Bob, observa Miss Mary. Vous buvez trop! Vous ne pourrez pas dormir.
— Il est bien question de dormir, répondit Bob, très excité. Je pense à papa. Il va falloir le mettre au courant. Qu'est-ce qu'il va dire? Tout ce qui a appartenu à grand-père, c'est sacré. Et je pense aussi à la tête que va faire Morrisson. Il va croire qu'on se moque de lui… Vous l'aimez, vous, Morrisson? Il ne se prend pas pour rien!
Ils entendirent, à ce moment, la voiture qui stoppait devant la grille.
— Le voilà, dit Bob. On va rigoler!
— Bob, voyons! Tenez-vous mieux.
Miss Mary devait songer que l'éducation de ce garçon, trop longtemps livré à lui-même, allait lui donner bien du mal. Ils allèrent tous trois ouvrir la grille à l'inspecteur, qui ne semblait pas très content d'être dérangé si tard. Miss Mary résuma les événements et ce que Bob avait pressenti se produisit. Morrisson sursauta quand la jeune femme lui décrivit les objets volés.
— C'est de la démence! s'écria-t-il. Prendre autant de risques!.. Car enfin, cette fois, l'homme a même été obligé d'escalader la grille! Montrez-moi ce salon!
Il examina longuement la vitre découpée, la bouche pincée de dégoût.
— C'est quelqu'un qui ne sait pas travailler, remarqua-t-il. Et il a certainement fait pas mal de bruit. Qui dort dans la pièce au-dessus?