Il se pencha vers l'oreille de François et, d'un petit coup de menton, désigna, devant eux, Miss Mary qui, les sourcils froncés, surveillait la rue.
— Et puis, elle est du côté de papa, contre moi. Alors, je suis obligé de peindre en cachette… Je te montrerai.
Ils ne tardèrent pas à virer dans la cour de l'hôpital où ils aperçurent, à l'extrémité du parking, la vieille Morris de M. Skinner. Un instant plus tard, ils pénétraient dans la chambre du blessé. Celui-ci avait été rasé et l'on voyait mieux l'affaissement de ses traits, la pâleur de ses joues. Il tendit vers les arrivants une main maigre qui tremblait un peu. Miss Mary examina, suspendu au pied du lit, le graphique de la fièvre.
— 37°7. C'est très bien!
— Oui, dit-il avec effort, je vais m'en tirer. Ça va, jeunes gens? Ne vous inquiétez pas pour moi. Amusez-vous. Et ne vous croyez pas obligés de venir ici chaque jour. J'offre un spectacle peu réjouissant.
— Oh, papa, dit Bob.
— Mais si. Et François n'a pas à devenir garde-malade. Je veux que vous sortiez le plus possible, tous les deux. Aussi, vous allez me faire le plaisir de décamper, et tout de suite.
Où comptez-vous aller?
— Au Musée Tussaud, intervint Miss Mary, d'un ton désapprobateur.
— Pourquoi pas? C'est un endroit amusant. Tu as de l'argent, Bob?
— Oui. J'ai tout ce qu'il faut.
— Eh bien, allez vous promener… Bonne journée!
Et ils étaient si jeunes, tous les deux, si pleins de vie et si avides de liberté, qu'ils éprouvèrent ensemble un lâche soulagement de quitter la chambre. Leur sortie fut si prompte qu'ils faillirent bousculer un homme, devant la porte. Celui-ci leur tourna hâtivement le dos et se dirigea vers le fond du corridor.
— Tu viens? dit Bob.
François, qui avait fait quelques pas, s'arrêta et retint Bob par la manche.
— Ce type… Il avait l'air d'écouter à la porte.
— Oh! Tu crois?
— Alors, veux-tu m'expliquer ce qu'il faisait là?
Ils arrivaient devant la loge vitrée où, nuit et jour, une infirmière de garde se tenait en permanence. Le corridor cédait la place à un hall décoré de plantes vertes, qui communiquait avec une cour intérieure par une porte à double battant. François jeta un dernier coup d'œil en arrière.
— Tu peux m'expliquer ce qu'il fabrique, maintenant, au fond de ce couloir. Pourquoi n'entre-t-il dans aucune chambre?
L'homme, peut-être pour se donner une contenance, alluma une cigarette, en même temps qu'il amorçait un demi-tour, de sorte que, en moins d'une seconde, ils le virent de profil, puis de face. La flamme de son briquet éclairait suffisamment son visage pour qu'aucune erreur ne fût possible. Bien qu'il ne portât ni barbe, ni moustache, c'était l'homme qui était venu à la maison en l'absence de M. Skinner. C'était le voleur!
— Il était déguisé, murmura Bob.
— Oui… Grouillons!
Ils gagnèrent rapidement la sortie.
— Qu'est-ce qu'on fait? dit Bob. Il ne faut pas qu'il nous échappe. On prévient un policeman?
— Tu en vois un?… Et puis, le temps qu'on lui explique… Non. Si on le suivait?
Ils débouchèrent sur le jardin, devant la grande entrée de l'hôpital. A cause de la pluie, il était désert.
— On ne peut pas rester plantés là, reprit François. Il va nous repérer.
— L'auto de papa, dit Bob. Elle est au bout du parking, tu te rappelles?
Courant sous l'averse, ils allèrent se réfugier dans la vieille Morris. Les clefs étaient toujours au tableau. Bob mit le contact et déclencha les essuie-glace. De leur poste d'observation, ils apercevaient assez nettement le porche où l'homme n'allait sans doute pas tarder à paraître, car la sortie inopinée des deux garçons avait dû l'alarmer.
— Qu'est-ce que je disais! s'exclama François. Le voilà! Et il n'y a pas d'hésitation, c'est bien lui.
L'homme inspectait d'un air méfiant le jardin. Il jeta sa cigarette, sortit de sa poche un petit trousseau de clefs qu'il fit sauter dans sa main.
— Bon sang, dit Bob. Nous aurions dû le prévoir. Il a une voiture. Qu'est-ce qu'on fait?
— Tu te sens capable de conduire?
— Mais je n'ai pas de permis.
— Il s'agit de ton père!
— Bon, j'essaie, fit Bob. Mais ça va mal finir!
Le moteur partit au premier coup de démarreur. Ils le laissèrent chauffer pendant que l'inconnu traversait le jardin en direction du parking. Il ouvrit la portière d'une Austin et s'installa au volant.
— Commence à reculer… doucement, ordonna François. C'est très bien. Tu manœuvres comme un grand… Tu le vois, maintenant?… Tâche de le suivre de près. Avec cette pluie, sa vitre arrière est sûrement couverte de buée. Il ne s'apercevra de rien.
L'Austin, au moment de virer dans l'avenue, faillit accrocher une camionnette.
— Il ne conduit pas mieux que moi, dit Bob.
— C'est un étranger, observa François après quelques instants. Il n'a pas l'habitude de conduire à gauche.
Et, en effet, l'Austin avait tendance à rouler au milieu de la chaussée, ce qui provoqua, au premier carrefour, plusieurs coups d'avertisseurs.
— Tu sais dans quelle direction on va? demanda François.
— Pas la moindre idée. J'ai déjà assez de mal à ne pas perdre notre type de vue, tu sais. Je ne peux pas être à la fois pilote et navigateur… Quand tu apercevras un bus, signale-moi son numéro.
L'homme, en dépit de sa maladresse, roulait vite, dès que la circulation devenait moins dense, et Bob le suivait à grand-peine. Si, par malheur, un feu rouge venait à s'interposer, c'en serait fini de la filature. François, crispé, surveillait la rue, essayait de repérer un monument, et il devait, sans cesse, avec son mouchoir, essuyer le pare-brise qui s'embrumait. Les bus à impériale passaient, comme de grandes ombres; impossible de les identifier.
— On est sur un pont. Il y a des lignes de chemins de fer.
Bob ne répondit pas. Il s'appliquait tellement que la sueur perlait à la racine de ses cheveux. L'Austin doubla un camion. Bob voulut la suivre, mais une voiture survint et il se rabattit, se trompa dans ses vitesses, jura, repartit dans un hurlement de moteur surmené. Presque à l'aveuglette, dans la poussière d'eau soulevée par le camion, il passa, fit une queue de poisson qui provoqua, derrière, un puissant grincement de freins.
— Je le vois! cria François.
Les maisons étaient moins hautes. Les jardins faisaient leur apparition. On arrivait dans une banlieue, mais laquelle? L'Austin filait toujours bon train. Le ciel était devenu si sombre que les voitures allumaient leurs veilleuses. Les feux de position de l'Austin brillaient, maintenant, à trente mètres. Bob considérait sa jauge d'essence avec inquiétude.
— Je me demande, dit-il, si on ne va pas tomber en panne sèche. Papa ne songe jamais à prendre de l'essence.
— Espérons que le type n'habite pas trop loin… Combien a-t-on fait de kilomètres?
— Je n'ai pas songé à regarder le compteur, au départ. Mais pas plus de sept ou huit, à mon avis.
Ils longeaient maintenant des entrepôts, des murs d'usine, puis ils traversèrent un quartier tranquille de petites maisons à un étage, toutes semblables.
— J'ai beau habiter Londres, dit Bob. Je ne reconnais pas le coin. On doit être dans la banlieue nord.
L'Austin tourna brusquement à gauche. Bob, surpris, freina en oubliant de débrayer. Le moteur cala. Le temps de le remettre en marche, de manœuvrer, l'Austin n'était plus en vue. Mais la petite route qu'ils suivaient maintenant filait toute droite, sans aucun embranchement, entre des vergers, des jardins, par endroits des terrains vagues. Bob accéléra. François, contracté, crispait ses mains au tableau de bord. Il n'osait pas conseiller à Bob d'aller moins vite, mais il savait que, si un obstacle se présentait, avec cette route détrempée, ce serait l'inévitable dérapage. C'est ce qui faillit se produire, quelques minutes plus tard, quand l'Austin apparut, stoppée sur le bas-côté. Bob freina brutalement. La voiture se mit à tanguer, partit sur la droite, revint à gauche. Bob se cramponnait au volant, les yeux lui sortaient de la tête. Il rasa le mur d'une propriété, changea de vitesse en faisant craquer horriblement les pignons et la vieille Morris consentit enfin à stopper, presque en travers du chemin. Les deux garçons se regardèrent. Ils étaient plus blêmes l'un que l'autre.