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Daria Pavlovna, dont le cœur battait avec force, regarda longtemps la lettre sans pouvoir se résoudre à la décacheter. Elle en avait deviné l’expéditeur: c’était Nicolas Stavroguine. Sur l’enveloppe la jeune fille lut l’adresse suivante: «À Alexis Egoritch, pour remettre en secret à Daria Pavlovna».

Voici cette lettre:

«Chère Daria Pavlovna,

«Jadis vous vouliez être ma «garde-malade», et vous m’avez fait promettre que je vous appellerais quand il le faudrait. Je pars dans deux jours et je ne reviendrai plus. Voulez-vous venir avec moi?

«L’an dernier, comme Hertzen, je me suis fait naturaliser citoyen du canton d’Uri, et personne ne le sait. J’ai acheté dans ce pays une petite maison. Je possède encore douze mille roubles; nous nous transporterons là-bas et nous y resterons éternellement. Je ne veux plus aller nulle part désormais.

«Le lieu est fort ennuyeux; c’est un vallon resserré entre des montagnes qui gênent la vue et la pensée; il y fait fort sombre. Je me suis décidé pour cet endroit parce qu’il s’y trouvait une maisonnette à vendre. Si elle ne vous plaît pas, je m’en déferai et j’en achèterai une autre ailleurs.

«Je ne me porte pas bien, mais j’espère que l’air de la Suisse me guérira de mes hallucinations. Voilà pour le physique; quant au moral, vous savez tout; seulement, est-ce bien tout?

«Je vous ai raconté beaucoup de ma vie, mais pas tout. Même à vous je n’ai pas tout dit! À propos, je vous certifie qu’en conscience je suis coupable de la mort de ma femme. Je ne vous ai pas vue depuis lors, c’est pourquoi je vous déclare cela. Du reste, j’ai été coupable aussi envers Élisabeth Nikolaïevna, mais sur ce point je n’ai rien à vous apprendre; tout ce qui est arrivé, vous l’aviez en quelque sorte prédit.

«Il vaut mieux que vous ne veniez pas. C’est une terrible bassesse que je fais en vous appelant auprès de moi. Et pourquoi enseveliriez-vous votre vie dans ma tombe? Vous êtes gentille pour moi et, dans mes accès d’hypocondrie, j’étais bien aise de vous avoir à mes côtés: devant vous, devant vous seule je pouvais parler tout haut de moi-même. Mais ce n’est pas une raison. Vous vous êtes définie vous-même une «garde-malade», – tel est le mot dont vous vous êtes servie; pourquoi vous immoler ainsi? Remarquez encore qu’il faut n’avoir pas pitié de vous pour vous appeler, et ne pas vous estimer pour vous attendre. Cependant je vous appelle et je vous attends. En tout cas il me tarde d’avoir votre réponse, car je dois partir très prochainement. Si vous ne me répondez pas, je partirai seul.

«Je n’espère rien de l’Uri; je m’en vais tout bonnement. Je n’ai pas choisi exprès un site maussade. Rien ne m’attache à la Russie où, comme partout, je suis un étranger. À la vérité, ici plus qu’en un autre endroit j’ai trouvé la vie insupportable; mais, même ici, je n’ai rien pu détester!

«J’ai mis partout ma force à l’épreuve. Vous m’aviez conseillé de faire cela, «pour apprendre à me connaître». Dans ces expériences, comme dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Vous m’avez vu recevoir impassible le soufflet de votre frère; j’ai rendu mon mariage public. Mais à quoi bon appliquer cette force, – voilà ce que je n’ai jamais vu, ce que je ne vois pas encore, malgré les encouragements que vous m’avez donnés en Suisse et auxquels j’ai prêté l’oreille. Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action et j’en ressens du plaisir; à côté de cela je désire aussi faire du mal et j’en ressens également de la satisfaction. Mais ces impressions, quand elles se produisent, ce qui arrive fort rarement, sont, comme toujours, très légères. Mes désirs n’ont pas assez de force pour me diriger. On peut traverser une rivière sur une poutre et non sur un copeau. Ceci pour que vous ne croyiez pas que j’aille dans l’Uri avec des espérances quelconques.

«Selon ma coutume, je n’accuse personne. J’ai expérimenté la débauche sur une grande échelle et j’y ai épuisé mes forces, mais je ne l’aime pas et elle n’était pas mon but. Vous m’avez suivi dans ces derniers temps. Savez-vous que j’avais pris en grippe nos négateurs eux-mêmes, jaloux que j’étais de leurs espérances? Mais vous vous alarmiez à tort: ne partageant aucune de leurs idées, je ne pouvais être leur associé. Une autre raison encore m’empêchait de me joindre à eux, ce n’était pas la peur du ridicule, – je suis au-dessus de cela, – mais la haine et le mépris qu’ils m’inspiraient; j’ai, malgré tout, les habitudes d’un homme comme il faut, et leur commerce me répugnait. Mais si j’avais éprouvé à leur égard plus de haine et de jalousie, peut-être me serais-je mis avec eux. Jugez si j’en ai pris à mon aise!

«Chère amie, créature tendre et magnanime que j’ai devinée! Peut-être attendez-vous de votre amour un miracle, peut-être vous flattez-vous qu’à force de répandre sur moi les trésors de votre belle âme, vous finirez par devenir vous-même le but qui manque à ma vie? Non, mieux vaut ne pas vous bercer de cette illusion: mon amour sera aussi mesquin que je le suis moi-même, et vous n’avez pas de chance. Quand on n’a plus d’attache à son pays, m’a dit votre frère, on n’a plus de dieux, c'est-à-dire plus de but dans l’existence. On peut discuter indéfiniment sur tout, mais de moi il n’est sorti qu’une négation sans grandeur et sans force. Encore me vanté-je en parlant ainsi. Tout est toujours faible et mou. Le magnanime Kiriloff a été vaincu par une idée, et – il s’est brûlé la cervelle; mais je vois sa magnanimité dans ce fait qu’il a perdu la tête. Jamais je ne pourrai en faire autant. Jamais je ne pourrai croire aussi passionnément à une idée. Bien plus, il m’est impossible de m’occuper d’idées à un tel point. Jamais, jamais je ne pourrai me brûler la cervelle!

«Je sais que je devrais me tuer, me balayer de la surface de la terre comme un misérable insecte; mais j’ai peur du suicide, car je crains de montrer de la grandeur d’âme. Je vois que ce serait encore une tromperie, – un dernier mensonge venant s’ajouter à une infinité d’autres. Quel avantage y a-t-il donc à se tromper soi-même, uniquement pour jouer à l’homme magnanime? Devant toujours rester étranger à l’indignation et à la honte, jamais non plus je ne pourrai connaître le désespoir.

«Pardonnez-moi de vous écrire si longuement. Dix lignes suffisaient pour appeler ma «garde-malade».

«Après avoir pris le train l’autre jour, je suis descendu à la sixième station, et j’habite là incognito chez un employé dont j’ai fait la connaissance il y a cinq ans, au temps de mes folies pétersbourgeoises. Écrivez-moi à l’adresse de mon hôte, vous la trouverez ci-jointe.

«Nicolas Stavroguine.»

Daria Pavlovna alla aussitôt montrer cette lettre à Barbara Pétrovna. La générale en prit connaissance et, voulant être seule pour la relire, pria Dacha de se retirer, mais un instant après elle rappela la jeune fille.

– Tu pars? demanda-t-elle presque timidement.

– Oui.

– Va tout préparer pour le voyage, nous partons ensemble!

Dacha regarda avec étonnement sa bienfaitrice.

– Mais que ferais-je ici maintenant? N’est-ce pas la même chose? Je vais aussi élire domicile dans le canton d’Uri et habiter au milieu de ces montagnes… Sois tranquille, je ne serai pas gênante.