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Dans les premières années, ou, pour mieux dire, durant la première moitié de son existence chez Barbara Pétrovna, Stépan Trophimovitch pensait toujours à composer un ouvrage. Plus tard nous l’entendîmes souvent répéter: «Mon travail est prêt, mes matériaux sont réunis, et je ne fais rien! Je ne puis me mettre à l’œuvre!» En prononçant ces mots, il inclinait douloureusement sa tête sur sa poitrine. Un tel aveu de son impuissance devait ajouter encore à notre respect pour ce martyr chez qui la persécution avait tout tué!

Vers 1860, Barbara Pétrovna, voulant produire son ami sur un théâtre digne de lui, l’emmena à Pétersbourg. Elle-même d’ailleurs désirait se rappeler à l’attention du grand monde où elle avait vécu autrefois. Ils passèrent un hiver presque entier dans la capitale, mais sans atteindre aucun des résultats espérés. Les anciennes connaissances avec qui Barbara Pétrovna essaya de renouer des relations accueillirent très froidement ses avances, ou même ne les accueillirent pas du tout. De dépit, la générale se jeta dans les «idées nouvelles», elle songea à fonder une revue et donna des soirées auxquelles elle invita les gens de lettres. En même temps elle organisa des séances littéraires destinées à mettre en évidence le talent de Stépan Trophimovitch. Mais, hélas! le libéral de 1840 n’était plus dans le mouvement. En vain, pour complaire à la jeune génération, reconnut-il que la religion était un mal et l’idée de patrie une absurdité ridicule, ces concessions ne le préservèrent pas d’un fiasco lamentable. Le malheureux conférencier ayant eu l’audace de déclarer qu’il préférait de beaucoup Pouchkine à une paire de bottes, il n’en fallut pas plus pour déchaîner contre lui une véritable tempête de sifflets et de clameurs injurieuses. Bref, on le conspua comme le plus vil des rétrogrades. Sa douleur fut telle en se voyant traiter de la sorte, qu’il fondit en larmes avant même d’être descendu de l’estrade.

Décidément il n’y avait rien à faire à Pétersbourg. La générale et son ami revinrent à Skvorechniki.

VI

Peu après Barbara Pétrovna envoya Stépan Trophimovitch «se reposer» à l’étranger. Il partit avec joie. «Là je vais ressusciter!» s’écriait-il, «là je me reprendrai enfin à la science!» Mais dès ses premières lettres reparut la note désolée. «Mon cœur est brisé», écrivait-il à Barbara Pétrovna, «je ne puis rien oublier! Ici, à Berlin, tout me rappelle mon passé, mes premières ivresses et mes premiers tourments. Où est-elle? Où sont-elles maintenant toutes deux? Qu’êtes-vous devenus, anges dont je ne fus jamais digne? Où est mon fils, mon fils bien-aimé? Enfin, moi-même, où suis-je? Que suis-je devenu, moi jadis fort comme l’acier, inébranlable comme un roc, pour qu’un Andréieff puisse briser mon existence en deux?» etc., etc. Depuis la naissance de son fils bien-aimé, Stépan Trophimovitch ne l’avait vu qu’une seule fois, c’était pendant son dernier séjour à Pétersbourg où l’enfant, devenu un jeune homme, se préparait à entrer à l’Université. Pierre Stépanovitch, comme je l’ai dit, avait été élevé chez ses tantes dans le gouvernement de O…, à sept cents verstes de Skvorechniki (Barbara Pétrovna faisait les frais de son entretien). Quant à Andréieff, c’était un marchand de notre ville; il devait encore quatre cents roubles à Stépan Trophimovitch, qui lui avait vendu le droit de faire des coupes de bois dans son bien sur une étendue de quelques dessiatines. Quoique Barbara Pétrovna n’eût pas plaint les subsides à son ami en l’envoyant à Berlin, celui-ci comptait bien toucher ces quatre cents roubles avant son départ: il en avait sans doute besoin pour quelques dépenses secrètes, et peu s’en fallut qu’il ne pleurât, lorsque Andréieff le pria d’attendre un mois. D’ailleurs le marchand était parfaitement fondé à demander un répit, car, sur le désir de Stépan Trophimovitch qui n’osait avouer certain découvert à la générale, il avait fait le premier versement six mois avant l’échéance obligatoire.

Dans la seconde lettre reçue de Berlin le thème s'était modifié: «Je travaille douze heures par jour (s'il travaillait seulement onze heures! grommela en lisant ces mots Barbara Pétrovna), je fouille les bibliothèques, je compulse, je prends des notes, je fais des courses: je suis allé voir des professeurs. J'ai renouvelé connaissance avec l'excellente famille Doundasoff. Que Nadejda Nikolaïevna est charmante encore à présent! Elle vous salue. Son jeune mari et ses trois neveux sont à Berlin. Je passe les soirées avec la jeunesse, nous causons jusqu'au lever du jour. Ce sont presque des soirées athéniennes, mais seulement au point de vue de la délicatesse et de l'élégance. Tout y est noble: on fait de la musique, on rêve la rénovation de l'humanité, on s'entretient de la beauté éternelle…» etc., etc.

– Ce ne sont que des contes à dormir debout! décida Barbara Pétrovna en serrant cette lettre dans sa cassette, – si les soirées athéniennes se prolongent jusqu'au lever du jour, il ne donne pas douze heures au travail. Était-il ivre quand il a écrit cela? Et cette Doundasoff, comment ose-t-elle m'envoyer des saluts? Du reste, qu'il se promène!

Mais il ne se promena pas longtemps; au bout de quatre mois il n'y tint plus et raccourut en toute hâte à Skvorechniki. Certains hommes sont aussi attachés à leur niche que les chiens d'appartement.

VII

Dès lors commença une période d'accalmie qui dura près de neuf années consécutives. Les explosions nerveuses et les sanglots sur mon épaule se reproduisaient à intervalles réguliers sans altérer notre bonheur. Je m'étonne que Stépan Trophimovitch n'ait pas pris du ventre à cette époque. Son nez seulement rougit un peu, ce qui ajouta à la débonnaireté de sa physionomie. Peu à peu se forma autour de lui un cercle d'amis qui, du reste, ne fut jamais bien nombreux. Quoique Barbara Pétrovna ne s'occupât guère de nous, néanmoins nous la reconnaissions tous pour notre patronne. Après la leçon reçue à Pétersbourg, elle s'était fixée définitivement en province; l'hiver elle habitait sa maison de ville, l'été son domaine suburbain. Jamais elle ne jouit d'une influence aussi grande que durant ces sept dernières années, c'est-à-dire jusqu'à l'avènement du gouverneur actuel. Le prédécesseur de celui-ci, notre inoubliable Ivan Osipovitch, était le proche parent de la générale Stavroguine, qui lui avait autrefois rendu de grands services. La gouvernante sa femme tremblait à la seule pensée de perdre les bonnes grâces de Barbara Pétrovna. À l'instar de l'auguste couple, toute la société provinciale témoignait la plus haute considération à la châtelaine de Skvorechniki. Naturellement, Stépan Trophimovitch bénéficiait, par ricochet, de cette brillante situation. Au club où il était beau joueur et perdait galamment, il avait su s'attirer l'estime de tous, quoique beaucoup ne le regardassent que comme un «savant». Plus tard, lorsque Barbara Pétrovna lui eut permis de quitter sa maison, nous fûmes encore plus libres. Nous nous réunissions chez lui deux fois la semaine, cela ne manquait pas d'agrément, surtout quand il offrait du champagne. Le vin était fourni par Andréieff dont j'ai parlé plus haut. Barbara Pétrovna réglait la note tous les six mois, et d'ordinaire les jours de payement étaient des jours de cholérine.

Le plus ancien membre de notre petit cercle était un employé provincial nommé Lipoutine, grand libéral, qui passait en ville pour athée. Cet homme n'était plus jeune; il avait épousé en secondes noces une jolie personne passablement dotée; de plus, il avait trois filles déjà grandelettes. Toute sa famille était maintenue par lui dans la crainte de Dieu, et gouvernée despotiquement. D'une avarice extrême, il avait pu, sur ses économies d'employé, s'acheter une petite maison et mettre encore de l'argent de côté. Son caractère inquiet et l'insignifiance de sa situation bureaucratique étaient cause qu'on avait peu de considération pour lui; la haute société ne le recevait pas. En outre, Lipoutine était très cancanier, ce qui, plus d'une fois, lui avait valu de sévères corrections. Mais, dans notre groupe, on appréciait son esprit aiguisé, son amour de la science et sa gaieté maligne. Quoique Barbara Pétrovna ne l'aimât point, il trouvait pourtant moyen de capter sa bienveillance.