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– Assez, grommela avec colère Stavroguine.

– Assez! écoutez, j’ai lâché le pape! Au diable le chigalévisme! Au diable le pape! Ce qui doit nous occuper, c’est le mal du jour, et non le chigalévisme, car ce système est un article de bijouterie, un idéal réalisable seulement dans l’avenir. Chigaleff est un joaillier et il est bête comme tout philanthrope. Il faut faire le gros ouvrage, et Chigaleff le méprise. Écoutez: à l’Occident il y aura le pape, et ici, chez nous, il y aura vous!

– Laissez-moi, homme ivre! murmura Stavroguine, et il pressa le pas.

– Stavroguine, vous êtes beau! s’écria avec une sorte d’exaltation Pierre Stépanovitch, – savez-vous que vous êtes beau? Ce qu’il y a surtout d’exquis en vous, c’est que parfois vous l’oubliez. Oh! je vous ai bien étudié! Souvent je vous observe du coin de l’œil, à la dérobée! Il y a même en vous de la bonhomie. J’aime la beauté. Je suis nihiliste, mais j’aime la beauté. Est-ce que les nihilistes ne l’aiment pas? Ce qu’ils n’aiment pas, c’est seulement les idoles; eh bien, moi, j’aime les idoles; vous êtes la mienne! Vous n’offensez personne, et vous êtes universellement détesté; vous considérez tous les hommes comme vos égaux, et tous ont peur de vous; c’est bien. Personne n’ira vous frapper sur l’épaule. Vous êtes un terrible aristocrate, et, quand il vient à la démocratie, l’aristocrate est un charmeur! Il vous est également indifférent de sacrifier votre vie et celle d’autrui. Vous êtes précisément l’homme qu’il faut. C’est de vous que j’ai besoin. En dehors de vous je ne connais personne. Vous êtes un chef, un soleil; moi, je ne suis à côté de vous qu’un ver de terre…

Tout à coup il baisa la main de Nicolas Vsévolodovitch. Ce dernier sentit un froid lui passer dans le dos; effrayé, il retira vivement sa main. Les deux hommes s’arrêtèrent.

– Insensé! fit à voix basse Stavroguine.

– Je délire peut-être, reprit aussitôt Verkhovensky, – oui, je bats peut-être la campagne, mais j’ai imaginé de faire le premier pas. C’est une idée que Chigaleff n’aurait jamais eue. Il ne manque pas de Chigaleffs! Mais un homme, un seul homme en Russie s’est avisé de faire le premier pas, et il sait comment s’y prendre. Cet homme, c’est moi. Pourquoi me regardez-vous? Vous m’êtes indispensable; sans vous, je suis un zéro, une mouche, je suis une idée dans un flacon, un Colomb sans Amérique.

Stavroguine regardait fixement les yeux égarés de son interlocuteur.

– Écoutez, nous commencerons par fomenter le désordre, poursuivit avec une volubilité extraordinaire Pierre Stépanovitch, qui, à chaque instant, prenait Nicolas Vsévolodovitch par la manche gauche de son vêtement. – Je vous l’ai déjà dit: nous pénètrerons dans le peuple même. Savez-vous que déjà maintenant nous sommes terriblement forts? Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui égorgent, qui incendient, qui font des coups classiques ou qui mordent. Ceux-là ne sont qu’un embarras. Je ne comprends rien sans discipline. Moi, je suis un coquin et non un socialiste, ha, ha! Écoutez, je les ai tous comptés. Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu’il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes! D’un côté, l’obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée; chez les professeurs la vésicule biliaire a crevé; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï… Savez-vous combien nous devrons rien qu’aux théories en vogue? Quand j’ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur; je reviens, et déjà le crime n’est plus une folie, c’est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation. «Eh bien, comment un homme éclairé n’assassinerait-il pas, s’il a besoin d’argent?» Mais ce n’est rien encore. Le dieu russe a cédé la place à la boisson. Le peuple est ivre, les mères sont ivres, les enfants sont ivres, les églises sont désertes, et, dans les tribunaux, on n’entend que ces mots: «Deux cents verges, ou bien paye un védro [21].» Oh! laissez croître cette génération! Il est fâcheux que nous ne puissions pas attendre, ils seraient encore plus ivres! Ah! quel dommage qu’il n’y ait pas de prolétaires! Mais il y en aura, il y en aura, le moment approche…

– C’est dommage aussi que nous soyons devenus stupides, murmura Stavroguine, et il se remit en marche.

– Écoutez, j’ai vu moi-même un enfant de six ans qui ramenait au logis sa mère ivre, et elle l’accablait de grossières injures. Vous pensez si cela m’a fait plaisir? Quand nous serons les maîtres, eh bien, nous les guérirons… si besoin est, nous les relèguerons pour quarante ans dans une Thébaïde… Mais maintenant la débauche est nécessaire pendant une ou deux générations, – une débauche inouïe, ignoble, sale, voilà ce qu’il faut! Pourquoi riez-vous? Je ne suis pas en contradiction avec moi-même, mais seulement avec les philanthropes et le chigalévisme. Je suis un coquin, et non un socialiste. Ha, ha, ha! C’est seulement dommage que le temps nous manque. J’ai promis à Karmazinoff de commencer en mai et d’avoir fini pour la fête de l’Intercession. C’est bientôt? Ha, ha! Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine? jusqu’à présent le peuple russe, malgré la grossièreté de son vocabulaire injurieux, n’a pas connu le cynisme. Savez-vous que le serf se respectait plus que Karmazinoff ne se respecte? Battu, il restait fidèle à ses dieux, et Karmazinoff a abandonné les siens.

– Eh bien, Verkhovensky, c’est la première fois que je vous entends, et votre langage me confond, dit Nicolas Vsévolodovitch; – ainsi, réellement, vous n’êtes pas un socialiste, mais un politicien quelconque… un ambitieux?

– Un coquin, un coquin. Vous désirez savoir qui je suis? Je vais vous le dire, c’est à cela que je voulais arriver. Ce n’est pas pour rien que je vous ai baisé la main. Mais il faut que le peuple croie que nous seuls avons conscience de notre but, tandis que le gouvernement «agite seulement une massue dans les ténèbres et frappe sur les siens». Eh! si nous avions le temps! Le malheur, c’est que nous sommes pressés. Nous prêcherons la destruction… cette idée est si séduisante! Nous appellerons l’incendie à notre aide… Nous mettrons en circulation des légendes… Ces «sections» de rogneux auront ici leur utilité. Dès qu’il y aura un coup de pistolet à tirer, je vous trouverai dans ces mêmes «sections» des hommes de bonne volonté qui même me remercieront de les avoir désignés pour cet honneur. Eh bien, le désordre commencera! Ce sera un bouleversement comme le monde n’en a pas encore vu… La Russie se couvrira de ténèbres, la terre pleurera ses anciens dieux… Eh bien, alors nous lancerons… qui?

– Qui?

– Le tzarévitch Ivan.

– Qui?

– Le tzarévitch Ivan; vous, vous!

Stavroguine réfléchit une minute.

– Un imposteur? demanda-t-il tout à coup en regardant avec un profond étonnement Pierre Stépanovitch. – Eh! ainsi voilà enfin votre plan!

– Nous dirons qu’il «se cache», susurra d’une voix tendre Verkhovensky dont l’aspect était, en effet, celui d’un homme ivre. – Comprenez-vous la puissance de ces trois mots: «il se cache»? Mais il apparaîtra, il apparaîtra. Nous créerons une légende qui dégotera celle des Skoptzi [22]. Il existe, mais personne ne l’a vu. Oh! quelle légende on peut répandre! Et, surtout, ce sera l’avènement d’une force nouvelle dont on a besoin, après laquelle on soupire. Qu’y a-t-il dans le socialisme? Il a ruiné les anciennes forces, mais il ne les a pas remplacées. Ici il y aura une force, une force inouïe même! Il nous suffit d’un levier pour soulever la terre. Tout se soulèvera!

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[21] Mesure de capacité pour les liquides qui équivaut à 12 l. 2.

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[22] Les Skoptzi (Eunuques) prétendent avoir pour grand-prêtre le tzar Pierre III, toujours vivant et présent au milieu d’eux.