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– Qu’est-ce que c’est que cela? grommelait dans un groupe un sommelier.

– C’est une bêtise.

– C’est de la littérature. Ils blaguent le Golas.

– Mais qu’est-ce que ça me fait, à moi?

Ailleurs, j’entendis le dialogue suivant:

– Ce sont des ânes!

– Non, les ânes, ce n’est pas eux, mais nous.

– Pourquoi es-tu un âne?

– Je ne suis pas un âne.

– Eh bien, si tu n’es pas un âne, à plus forte raison je n’en suis pas un.

Dans un troisième groupe:

– On devrait leur flanquer à tous le pied au derrière!

– Chambarder toute la salle!

Dans un quatrième:

– Comment les Lembke n’ont-ils pas honte de regarder cela?

– Pourquoi s’en priveraient-ils? Tu le regardes bien, toi!

– Ce n’est pas ce que je fais de mieux, mais, après tout, moi, je ne suis pas gouverneur.

– Non, tu es un cochon.

– Jamais de ma vie je n’ai vu un bal aussi vulgaire, observa d’un ton aigre et avec le désir évident d’être entendue une dame qui se trouvait près de Julie Mikhaïlovna. C’était une robuste femme de quarante ans; elle avait le visage fardé et portait une robe de soie d’une couleur criarde; en ville presque tout le monde la connaissait, mais personne ne la recevait. Veuve d’un conseiller d’État qui ne lui avait laissé qu’une maison de bois et une maigre pension, elle vivait bien et avait équipage. Deux mois auparavant Julie Mikhaïlovna était allée lui faire visite, mais n’avait pas été reçue.

– Du reste, c’était facile à prévoir, ajouta-t-elle en regardant effrontément la gouvernante.

Celle-ci n’y tint plus.

– Si vous pouviez le prévoir, pourquoi êtes-vous venue? demanda-t-elle.

– C’est le tort que j’ai eu, répliqua insolemment la dame qui ne cherchait qu’une dispute, mais le général intervint.

– Chère dame, en vérité, vous devriez vous retirer, dit-il en se penchant à l’oreille de Julie Mikhaïlovna. – Nous ne faisons que les gêner, et, sans nous, ils s’amuseront à merveille. Vous avez rempli toutes vos obligations, vous avez ouvert le bal; eh bien, à présent, laissez-les en repos… D’ailleurs, André Antonovitch ne paraît pas dans un état très satisfaisant… Pourvu qu’il n’arrive pas de malheur!

Mais il était déjà trop tard.

Depuis que le quadrille était commencé, André Antonovitch considérait les danseurs avec un ahurissement mêlé d’irritation; en entendant les premières remarques faites par le public, il se mit à regarder autour de lui d’un air inquiet. Alors, pour la première fois, ses yeux rencontrèrent certains hommes du buffet, et un étonnement extraordinaire se manifesta dans son regard. Tout à coup éclatèrent des rires bruyants parmi les spectateurs du quadrille: à la dernière figure, le rédacteur en chef du «terrible organe moscovite», voyant toujours braquées sur lui les lunettes de l’ «honnête pensée russe» et ne sachant comment se dérober au regard qui le poursuivait, s’avisait soudain d’aller, les pieds en l’air, à la rencontre de son ennemie, manière ingénieuse d’exprimer que tout était sens dessus dessous dans l’esprit du terrible publiciste. Comme Liamchine seul savait faire le poirier, il s’était chargé de représenter le journaliste à la massue. Julie Mikhaïlovna ignorait complètement qu’on devait marcher les pieds en l’air. «Ils m’avaient caché cela, ils me l’avaient caché», me répétait-elle plus tard avec indignation. La facétie de Liamchine obtint un grand succès de rire; à coup sûr le public se souciait fort peu de l’allégorie, mais il trouvait drôle ce monsieur en habit noir qui marchait sur les mains. Lembke frémit de colère.

– Le vaurien! cria-t-il en montrant Liamchine, – qu’on empoigne ce garnement, qu’on le remette… qu’on le remette sur ses pieds… la tête… la tête en haut… en haut!

Liamchine reprit instantanément sa position normale. L’hilarité redoubla.

– Qu’on expulse tous les garnements qui rient! ordonna brusquement Lembke.

Des murmures commencèrent à se faire entendre.

– Cela n’est pas permis, Excellence.

– Il n’est pas permis d’insulter le public.

– Lui-même est un imbécile! fit une voix dans un coin de la salle.

– Flibustiers! cria-t-on d’un autre coin.

Le gouverneur se tourna aussitôt vers l’endroit d’où ce cri était parti, et il devint tout pâle. Un vague sourire se montra sur ses lèvres, comme s’il s’était soudain rappelé quelque chose.

Julie Mikhaïlovna se mit en devoir de l’emmener.

– Messieurs, dit-elle en s’adressant à la foule qui se pressait vers elle et son mari, – messieurs, excusez André Antonovitch. André Antonovitch est souffrant… excusez… pardonnez-lui, messieurs!

J’ai entendu le mot «pardonnez» sortir de sa bouche. La scène ne dura que quelques instants. Mais je me souviens très bien qu’en ce moment même, c'est-à-dire après les paroles de Julie Mikhaïlovna, une partie du public, en proie à une sorte d’épouvante, gagna précipitamment la porte. Je me rappelle même qu’une femme cria avec des larmes dans la voix:

– Ah! encore comme tantôt!

Elle ne croyait pas si bien dire; de fait, alors qu’on se bousculait déjà pour sortir au plus vite, une bombe éclata soudain au milieu de la cohue, «encore comme tantôt»:

– Au feu! Tout le Zariétchié [28] brûle!

Je ne saurais dire si ce cri fut tout d’abord poussé dans les salons, ou si quelque nouvel arrivant le jeta de l’antichambre; quoi qu’il en soit, il produisit aussitôt une panique dont ma plume est impuissante à donner une idée. Plus de la moitié des personnes venues au bal habitaient le Zariétchié, soit comme propriétaires, soit comme locataires des maisons de bois qui abondent dans ce quartier. Courir aux fenêtres, écarter les rideaux, arracher les stores, fut l’affaire d’un instant. Tout le Zariétchié était en flammes. À la vérité, l’incendie venait seulement de commencer, mais on le voyait sévir dans trois endroits parfaitement distincts, et c’était là une circonstance alarmante.

– Le feu a été mis volontairement! Ce sont les ouvriers des Chpigouline qui ont fait le coup! vociférait-on dans la foule.

Je me rappelle quelques exclamations très caractéristiques:

– Mon cœur me l’avait dit, qu’on mettrait le feu; tous ces jours-ci j’en avais le pressentiment!

– Ce sont les ouvriers de Chpigouline, il n’y a pas à chercher les coupables ailleurs.

– On nous a réunis ici exprès pour pouvoir allumer l’incendie là-bas!

Cette dernière parole, la plus étrange de toutes, fut proférée par une femme, une Korobotchka sans doute, qu’affolait la perspective de sa ruine. Le public tout entier s’élança vers la porte. Je ne décrirai pas l’encombrement de l’antichambre pendant que les hommes prenaient leurs paletots, les dames leurs mantilles et leurs mouchoirs; je passerai également sous silence les cris des femmes effrayées, les larmes des jeunes filles. Longtemps après on a raconté en ville que plusieurs vols avaient été commis dans cette occasion. Le fait me semble peu croyable, mais il ne faut pas s’étonner si, au milieu d’une confusion pareille, quelques-uns durent s’en aller sans avoir retrouvé leur pelisse. Sur le seuil, la presse était telle que Lembke et Julie Mikhaïlovna faillirent être écrasés.

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[28] Quartier situé au-delà de la rivière.