L’argot d’aujourd’hui ? Une ragougnasse sur le coin du feu. Froid, chaud ou bouillant, le frichti est au dégoût du jour. Comme l’indique Pierre Merle dans Le Blues de l’argot[47], « les intellos causent comme des zonards, les lycéens comme des camés new-yorkais, les putes comme des assistantes sociales, les ministres comme Coluche, et les fripiers comme des intellos ».
La boucle est bouclée. Les calembours chers au marquis de Bièvre et à Aurélien Scholl sont dans le pétrin. Il ne faut pas avoir un poil de cul plus haut que l’autre, sous peine d’alopécie. Seulement attention, ne pas être dans les normes signifie être réac. L’argot d’antan bénéficie de ce label passe-partout mis en place par les terroristes de la pensée unique : c’est réac. Avec ça, tout est dit. On n’a plus qu’à la fermer. Pour que ce soit lisse et correct, il faut que tout le monde jacte et pense comme tout le monde. C’est d’ailleurs le cas. Big Brother a gagné son pari. On est dans une société fast-foodée qui ne prise guère les aspérités. On vote les yeux fermés pour la laideur, pour le nivellement des intelligences, pour la vulgarité, pour la religion de la nouveauté, pour la spiritualité de contrebande, pour l’indignation à la gomme, pour le jeunisme à tout crin, pour l’hédonisme avachi, pour le politiquement stupide, pour le stupidement politique, pour la négation du bon sens, pour les mauvaises raisons, pour le culte du cul. Besoin de repasser le film ? Le collectif est unique : quand il pète, tout le monde pue pour lui. Bref, on est ce que l’on mange et l’on est mangé par ce que l’on est. Cette uniformité aristotélicienne est pimentée de franglais-rock. C’est super cool. Faut bien que ce soit fun, non ?
Le Paris popu des apaches n’est plus sur le sentier de la guerre, il a rejoint le Grand Esprit. Ugh ! Les jargons n’existent plus, le visage pâle a gagné la guerre, le yankee a scalpé Jésus la Caille. La vague des tags est prise en flag, Max le Menteur flippe un max, Riton la Mouise a les pastèques. Ce qu’il faut espérer, c’est qu’un créateur génialoïde du melting-pot d’aujourd’hui puisse enluminer la langue comme les Boudard et Audiard d’hier. Seul hic : Boudard et Audiard défendaient et illustraient la langue française à travers une manière française ; à présent, il est surtout question d’une manière anglo-saxonne, essentiellement ricaine qui, pour nous les réacs, nous en effleure une sans ébranler l’autre. À l’intention des blécas (oui, je sais, c’est ringue), on a un côté mon cucul sur la commode. On n’y peut rien, on capte mal. C’est un choix de satiété. L’angliche, ras le moutardier ! Nous voilà obligé de nous fader hard, soft, speed, cab’s, dealers, trash, bab’s (on anglicise le français, puisqu’il s’agit des babas, tout comme souci, qui se prononce souçaille !), look, destroy, freestyle, feeling, flasher, fresh, mix, must, etc.
Comme l’écrit encore Pierre Merle, « la langue des nouvelles terreurs des rues reste du “novlangue contemporain” qui tend à répandre du Macdo du coin aux cours des lycées en passant par la pub, la presse branchée, la BD, le Top 50, etc. Et il aurait fait tout ce chemin, depuis le langage des coquillards au XVe siècle pour en arriver là, à cette sécheresse, à ce manque total d’invention et de diversité, l’argot ? » Force est de constater (comme disent les journalistes qui, à défaut de formules à faire, aiment les formules toutes faites) que le « cant » (l’argot des voleurs en anglais) et le « slang » (l’argot du peuple en anglais) parasitent nos gamelles. Et des bidons, et des bidons, et des bidons, don-don !
L’argot moderne est un condensé de tous les hits de ces dix dernières années. Attendu qu’il vaut mieux aller de l’avant que de l’arrière, il se distingue de l’argot classique par un engouement immodéré pour le verlan (exemple : mon reup, il est trop vénère : mon père, il est énervé) et pour les mots étrangers : muy bien, chiquita, t’es une go (« fille » en bambara) un peu misquina (« pauvre » en arabe), moi j’suis un karacho (« super » en russe), donc Charles le Chauve, tu vas le shampouiner d’enfer, bloody hell ! On force la note, il faut bien. Quelques scrogneugneus trouvent cela pathétique. S’il est crétin de dire que l’argot actuel ne vaut pas celui d’avant, les djeunz de today, calibrés par l’exclusion et l’illettrisme, ont après tout bien le droit de composer leur argot. Ils se le réinventent, se le mitonnent, se le concoctent à donf les manettes. Il n’y a finalement aucune différence entre l’âge de pierre et l’âge du Web. Sinon la querelle des anciens et des modernes. Sinon que les viocs comme nous, et encore plus les viocs des temps immémoriaux, du perlot, du pastague et de l’élixir de jouvence de l’abbé Souris, détenteurs d’une pseudo connaissance argotique, inhérente à leur époque, pédalent dans la croutchou. Quand ils entendent prononcer les mots break, cheap, creepers, escape, hip-hop, glamour, loser, punchy, killer, warrior, flasher, down, following, ils ont les douillons qui se dressent sur le garci. Waterloo is coming back ? On a le sentiment que notre français se fait crucifier sur le Golgotha du rockabilly. C’est deb ? Yes ! Vais ma ! Et l’Académie française, là-dedans ? Elle s’en bat les youcs, damned !
L’expression linguistique d’une fracture sociale fait son show. Il n’y a plus qu’à subir pleins feux. Kesta, ta ? Nada. Nib. Niente. Nothing. Si t’es pas raccord avec ça, Mickey, t’es grave Raymond ou Raoul. Inutile de chougner sur l’insoutenable légèreté du non-être, faut que tu te mettes dans le sorbet cassis que le petit Jésus était un petit diable comme les autres qui faisait pipi au lit. La charia a enfanté le charabia, les pourris les ripoux (le film de Claude Zidi avec Philippe Noiret et Thierry Lhermitte a presque trente ans !), et Voltaire doit se retourner dans son Dictionnaire philosophique, lui qui écrivait : « N’employez jamais un mot nouveau, à moins qu’il n’ait ces trois qualités : d’être nécessaire, intelligible et sonore. » T’as tilté, nazedinemouque ? Hier la pognette, demain la giclette. Prout !
Positivons, coco. Le psychobilieux qui se mangent les oreilles en ignorant volontairement la zicmu, ça déchire too much. Dieu merci, pour monter au fouet la mayo modern style, il y a les apocopes, cette façon de dire télé pour télévision ou troud’ pour trou du cul. Les abréviations, mine de rien, nous rongent les bignes. Les copains et les copines font des yeux de verlan frit. Par la grâce de saint Villon, un peu de langage popu agrémente notre milk-shake quotidien. Ce n’est pas de l’argot, mais ça y ressemble : quelqu’un nous tape dans l’œil, on a les crocs, on en chie des ronds de chapeau, il pleut des hallebardes, on a de l’estomac, on s’y prend comme feu sous cul… L’héritage des expressions de nos grands-mères fait de la résistance. Mais il faut en convenir, ce qui était un code avec l’argot de pépé est devenu une facilité avec l’argot de kéké. On va au plus simple. Le javanais ou le louchebem, c’est de la préhistoire. Nous sommes les fagots de l’inconscience, les fayots de l’impatience. Tout doit aller à la vitesse d’un coup de zob sur le Net. Et pourtant, à côté de ça, à l’endroit des minorités, cet argot qui jadis salait les interjections, poivre à présent ses injonctions. Les minorités en question (homos, lesbiennes, Arabes, Noirs, juifs…), autrefois véritable réserve naturelle pour argotiers en quête de quolibets, ne reconnaissent dorénavant qu’aux membres de ces minorités le droit de les traiter de fiotte, de gousse, de bicot, de bamboula ou de youpin. Essayez un peu de proférer ces mots à connotation xénophobe, et vous serez toisé méchamment, peut-être ratatiné, passible d’une amende, à deux doigts du lynchage, sans compter qu’avec la bénédiction de la Halde, vous provoquerez une manif de SOS Racisme place de la Bourse ! Pierre Merle, assez marle dans son dictionnaire, avait raison : l’argot a le blues. Question : mais ce blues est-il seulement circonscrit à l’argot ?