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Renaud

Celui qui est en colère renaude. Être en renaud, c’est l’avoir mauvaise. Et celui qui fait ou qui cherche du renaud, c’est celui qui cherche querelle. Bref, un emmerdeur. Si le mot « renaud » remonte au XVIIe siècle (c’est Esnault qui le dit, auteur du Dictionnaire historique des argots français — Larousse), le Renaud, lui, remonte à 1952. Avec ses vingt-trois albums totalisant pratiquement vingt millions d’exemplaires, Renaud Séchan, dit « le chanteur énervant », comme il se définit lui-même, fils d’un prof et d’une femme au foyer, a réussi à être un chanteur énervé. Comme l’écrivait Aragon chanté par Ferrat : « Je ne chante pas pour passer le temps. » Renaud a chanté pour passer le temps de l’engagement politique, de l’indignation, de la rébellion, de l’ironie, de la rigolade, et même de l’argot. Et il est toujours retombé les pieds sur le passé. Un passé jamais simple, souvent décomposé. Renaud s’est brûlé les « l » avec les seize voyelles françaises, ces sons qu’on émet par la voix sans bruit d’air, comme s’ils venaient de la douleur. Mais c’est comme ça aussi qu’on se forge un accent parigot. Celui de Carette, de Maurice Chevalier, d’Arletty. Bref, du titi de base.

En 1968, Renaud a participé à la création du groupe Gavroche. Cela tombe à pic, car ce maigriot chlorotique, plutôt michto (beau garçon), fait pour la baston comme un chauve pour Petrol Hahn, antimilitariste et antinucléaire, est l’incarnation même du héros de Victor Hugo. Il en remet une couche côté accent des faubourgs. C’est ce qui plaît. Voilà un prolo qui n’en est pas un, mais qui parle comme eux, un minot de Vavin qui en pince pour la Bastoche et la Popinque, qui traîne ses lattes un peu partout, qui a lu Vian, Prévert, Bruant, Céline, qui écoute Brassens, Trénet, François Béranger (le génial chanteur libertaire de « Tranche de vie » et du « Tango de l’ennui »), qui se lie d’amitié avec des marlous, et qui interprète Hugues Aufray. Hissez haut !

Mettez un type quelque part avec une guitare, et toutes les filles rappliquent. Surtout quand on a une mignarde chetron. Renaud en profite pour distraire les copains et draguer les filles. Il écrit sa première chanson, « Crève salope », sachant que la salope, c’est la société. Cela donne à peu près ça :

Je v’nais de manifester au Quartier J’arrive chez moi, fatigué, épuisé, Mon père me dit : bonsoir fiston, comment ça va ? J’lui réponds : ta gueule, sale con, ça t’regarde pas[48] !

Celle-là, il ne l’a pas volée. Quand on n’est pas aimable et qu’on manque de respect à son père, on en prend une. Il faut dire que du côté du lycée Montaigne, où beaucoup de petit-bourgeois se prenaient pour des gauchos de choc à l’ombre du jardin du Luxembourg, et de jeunes filles pas vraiment en fleurs, et où Renaud poursuivait des études, on la ramenait beaucoup. Je le sais, je traînais dans le coin à cause de mon copain Lagache, qui était dans la même classe que Renaud. Le dimanche après-midi, on allait en boîte au Quartier latin, on fumait des celtiques et l’on portait des petites lunettes rondes à la Trotski pour faire les malins. On protestait contre la guerre au Viêtnam, on mangeait le couscous rue Boutebrie et l’on ne jurait que par Artaud et Bob Dylan. On ruait dans les brancards. Le drapeau noir flottait sur tous nos mythes.

Renaud avait écrit une autre chanson : « Ravachol ». Ravachol, pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce nom, est un anarchiste français du XIXe siècle qui a commis quelques attentats avant de périr sur la bascule à charlot en 1892. Quand on flirtait avec la Fédération anarchiste, on criait à tout va : Ravachol ! Ravachol ! Cela voulait tout dire et rien à la fois. Aujourd’hui, avec la Seine, et quelques mises en scène, beaucoup d’anarchisme a coulé sous les ponts. Entre les potes maos et les autres fachos, tous libertaires en fin de compte, il ne reste plus que la nostalgie de ce refus de toute autorité, de toute règle, se traduisant par une conception politique qui tend à éliminer tout pouvoir disposant d’un droit de contrainte sur l’individu. Quand tout a disparu, il ne reste plus que ça, la nostalgie. Ainsi que quelques noms familiers, Bakounine, Max Stirner, Proudhon… Tout cela pour rentrer dans le rang, devenir Ducon ou bobo, le corps au chaud et l’âme au frais.

Renaud, c’est un peu cela. Des multitudes de souvenirs (chanteur des rues), d’expériences (le Café de la Gare avec Coluche), de dandysme (le plaisir de déplaire), de populisme (dans le bon sens du terme). Le camarade bourgeois ne l’a pas toujours dans l’os. C’est l’accordéon qui sauve tout. L’accordéon d’Aimable et d’André Verchuren, du Paris populo de jadis, des guinguettes et de la goguette, d’une langue qui génère et se régénère, à travers la tradition du caf’ conc’, petit loulou ou non, dans la lignée du grand Bruant. En somme, une évocation qui réveille la gouaille et les belles au bois dormant.

Le premier 33 tours de Renaud est intitulé Amoureux de Paname. On est en plein dedans. Je veux dire la gouaille. C’est inégal, parfois couillon, un peu butte sur les bords, genre gapette, veste de chaudronnier, foulard rouge et cheveux longs. Le look fait tout, camarade bourgeois. Pour embarquer les greluches et les moujingues avec « Écoutez-moi les gavroches », on chante Paris, celui de Rictus, de Pouget (le Père Peinard), des communards. On s’engage politiquement, plutôt à gauche (normal, c’est le monopole du cœur), et ça donne :

Moi j’suis amoureux de Paname Du béton et du macadam[49]

Dans le même album, on retient « Gueules d’aminches », nettement plus argotique, car Renaud ne s’en cache pas, l’argot, c’est le moteur du vieux Paris. Or lui, le têtard des rues, il joue à fond cette carte. Pour la peine, sans l’aspect invectives, encore que Renaud aime bien engueuler son auditoire, tout comme le faisait Bruant au Chat noir, on flirte avec les chansons d’autrefois, la mythologie des gouapes, des gueux, les aventures des Pieds Nickelés, et puis la mélancolie, ce « bonheur d’être triste », comme l’écrivait Victor Hugo.

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48

« Crève salope », © Mino Music, 1968.

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49

« Amoureux de Paname », © Mino Music, 1975.