Выбрать главу

— Halte-là ! Alors, mon gaillard, où tu vas comme ça ? Ça serait-y pas pour toi toute cette pétarade ?

L’homme se retourna. Un sergent-major pointait vers lui son fusil, baïonnette au canon.

— Avance un peu dans la lumière.

Les cris se rapprochaient. L’homme obéit. Le sous-officier cligna plusieurs fois des yeux, redressa son fusil et se figea au garde-à-vous.

— Excusez-moi, mon colonel, je viens juste de vous reconnaître.

L’homme se fendit pour lui plonger la lame de son couteau en plein coeur.

— Et c’est bien dommage pour toi...

* * *

Ce 29 juin 1812, le capitaine Margont, fasciné, contemplait le passage du Niémen. Ce fleuve constituait la frontière entre le duché de Varsovie, allié à la France, et la Russie. La traversée de cet obstacle était donc le baptême de cette campagne. Quelques jours plus tôt, Napoléon et le gros des troupes avaient franchi la large étendue d’eau plus au nord sur les trois ponts construits par le général Eblé en un temps record. Margont servait dans le 4e corps, fort de quarante-cinq mille hommes placés sous les ordres du prince Eugène de Beauharnais, beau-fils de Napoléon et vice-roi d’Italie. C’était maintenant au tour de cette force de pénétrer en territoire russe. Les régiments, impatients, se pressaient les uns les autres, comprimant les rangs de ceux qui, devant eux, allaient forcément toujours trop lentement. Les fantassins traitaient les montures des cavaliers de « chevaux éclopés », de « carnes fatiguées » et de « viande tout juste bonne pour la boucherie », ce à quoi les chasseurs à cheval rétorquaient que les bataillons n’étaient que des « mille-pattes sans cervelle » et les fantassins des « grandes gueules sur courtes pattes ». Margont, juché sur une colline, ne distinguait qu’une masse grouillante d’êtres humains. Cette dense colonne sombre parsemée de multiples lueurs scintillantes dues aux reflets du soleil sur les fusils rayait les étendues verdoyantes et la bande bleue du fleuve. Le 84e régiment d’infanterie de ligne, dans les rangs duquel servait Margont, n’avait pas encore traversé et s’étiolait sous la chaleur. Puisque son tour ne viendrait pas avant un moment, les hommes avaient été autorisés à prendre quelques aises. Ils avaient rompu les rangs, disposé leurs fusils en faisceaux et ôté leurs havresacs avant de s’éparpiller. On s’était un moment disputé les rares coins d’ombre sous les arbres. Maintenant, les pragmatiques somnolaient tandis que les idéalistes se lançaient dans des débats enflammés sur la campagne.

Margont s’essuya le front du revers de la main. Le soleil lui donnait mal à la tête et il déplorait de n’avoir pas le droit d’ôter son shako, ce couvre-chef cylindrique si pesant. Cette campagne représentait beaucoup pour lui. Il n’était pas un adepte inconditionnel des choix de l’Empereur. Il estimait que Napoléon s’était laissé griser par ses innombrables succès. Pire, les guerres visant autrefois à la défense nationale, à la sauvegarde des idéaux de la Révolution et à la libération des peuples du joug des vieilles monarchies viraient aux conquêtes impérialistes. Mais il admirait le génie de cet homme, ce stratège qui avait remporté tant de victoires improbables, voire... impossibles. Napoléon, en battant l’Autriche, la Prusse et bien d’autres pays, avait sauvé les fruits de la Révolution : l’abolition des privilèges, la Constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont, surtout, ce passage qui sonnait si bien aux oreilles comme aux esprits : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui [...]. » La guerre entre la France et la Russie avait été déclenchée par la décision du Tsar de ne plus appliquer le blocus continental imposé par Napoléon, blocus destiné à ruiner l’Angleterre pour l’obliger à demander la paix. Mais Margont n’était pas naïf. Il savait qu’une autre des raisons de ce conflit était que l’Europe était trop petite pour deux empereurs aussi puissants. Lui s’apprêtait à participer à cette guerre pour d’autres raisons (quoique, même s’il n’en avait trouvé aucune, il aurait bien été obligé de la faire quand même...). Doté d’un esprit républicain, citoyen et libéral, il rêvait de voir s’écrouler toutes les monarchies pour laisser la place à des républiques qui s’épanouiraient comme des fleurs recouvrant un champ de gravats et de fumier. Son opinion avait la clarté manichéenne et agressive des opinions de jeunesse bien qu’il eût déjà trente-deux ans. Il était cependant conscient de l’ironie de cette situation qui, pour faire triompher la cause républicaine, lui faisait servir un empereur républicain de plus en plus impérialiste. La réalité a ceci de désagréable qu’elle vient toujours contrer nos idéaux avec ses contradictions, ses déceptions et son ironie. Mais Margont pensait qu’en réalité, c’était bien Napoléon qui était le jouet de la Révolution et non l’inverse. Car les soldats français apportaient avec eux des idées de liberté et d’égalité ; or celles-ci s’implantaient durablement dans les esprits.

Un aide de camp dévala une colline au galop, renversant au passage un faisceau, et fit halte devant un groupe. Trois fantassins se retournèrent et pointèrent leur doigt dans la direction de Margont. Le cavalier se lança sur ce nouveau cap. Arrivé devant Margont, il tira sur les rênes et fit exécuter une volte à son cheval pour le mater. Son uniforme était trempé de sueur. Ses grosses joues et son faciès arrondi conféraient à son visage une forme de pêche, une pêche qui laissait s’écouler tout son jus. Des mèches de cheveux blonds étaient collées sur son front. L’Alsace ou la Normandie devait déjà lui manquer... Il exécuta un salut pressé en réponse à celui de Margont et demanda d’une voix pleine d’espoir :

— Êtes-vous le capitaine Margont, du 84e ?

— C’est exact.

— Dans ce cas, je vous prie de bien vouloir me suivre sans plus attendre.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Non. Ce sont les ordres.

Ce genre de phrase avait le don d’exaspérer Margont. Et il détestait plus encore ce qu’il allait répondre.

— Je vous suis.

Les deux hommes s’élancèrent au galop. Margont tourna la tête pour emporter le Niémen dans ses pensées. De toute façon, il le reverrait sous peu. Il aurait même le plaisir de l’entendre s’écouler sous ses pieds.

* * *

Margont exécuta en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru la veille. Il atteignit bientôt la 15e division, la division Pino, composée d’Italiens, qui constituait l’arrière-garde du 4e corps. On reconnaissait aisément les Italiens à leur habit vert ou blanc et vert alors que le bleu sombre régnait dans l’infanterie française. Après une chevauchée qui paraît toujours trop longue quand on ignore où elle vous mène et pourquoi elle vous y mène, l’aide de camp arrêta sa monture non loin d’une tente. Celle-ci était assez vaste pour qu’une douzaine d’hommes puissent y dormir. Son toit était à quatre pentes et sa toile rayée de blanc et de bleu. Six soldats à l’habit vert la gardaient : des grenadiers de la Garde royale italienne, coiffés d’énormes bonnets à poils noirs surmontés d’un plumet rouge, et des gardes d’honneur aux casques dorés à chenille noire et plumet blanc. Un très haut personnage se trouvait là. Un instant plus tard, un grenadier annonça Margont et ce dernier pénétra sous la tente.