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Le prince se leva et se mit à tourner autour des deux chaises.

— Vous étiez à la bataille d’Auerstaedt.

— C’est exact, Votre...

Le vice-roi l’interrompit d’un geste sec de la main.

— Évidemment que c’est exact, je me suis renseigné sur vous, figurez-vous. À Iéna et à Auerstaedt, nous avons pulvérisé ces maudits Prussiens et leurs alliés saxons. Et aujourd’hui, ils sont à nos côtés, ils viennent se battre avec nous contre les Russes !

Le prince écarta les bras en signe d’impuissance.

— Ah, les miracles de la diplomatie ! Je ne m’y ferai jamais, même si je pratique aussi cette religion. Bref, une rumeur telle que « Les officiers français assassinent et mutilent les femmes allemandes » – car de « un officier » on passera à tous les officiers et la Polonaise deviendra tour à tour Allemande pour les Allemands, Prussienne pour les Prussiens, Autrichienne, Saxonne... – est largement suffisante pour ranimer les braises qui sommeillent dans les coeurs de ceux qui ont perdu un frère, un cousin, un ami ou un bras à Iéna, en Italie, à Wagram...

Le prince continuait à tourner en rond, encore et encore, comme si ce cercle était devenu ce problème auquel il ne parvenait pas à trouver de solution.

— Quand l’Empereur a appris cette affaire, il est entré dans une colère... Il s’est mis à tancer mon messager en corse !

Le vice-roi s’arrêta net. Il était perdu dans ses pensées et fixait les arabesques tourmentées du tapis.

— Et les populations civiles russes ! s’exclama-t-il soudain en redressant la tête. Comment les rallier à notre cause ou du moins les empêcher de trop nuire à nos arrières ? « Voilà les massacreurs de femmes qui arrivent ! »... Des pillards ! On va nous prendre pour des pillards, oui ! Et l’Empereur ! Il sera à nouveau fou de rage, c’est certain... Et les Allemands...

Ses propos étaient de plus en plus décousus. Des pensées agitées par les courants de son inquiétude. Margont eut l’impression que le prince lui cachait quelque chose. C’était un sentiment diffus qui se nourrissait de petits riens : un regard fuyant, une accélération du débit comme si Eugène avait voulu s’empresser de convaincre, une expression perplexe, des lèvres qui avaient ébauché une phrase pour se clore aussitôt... Cela dura quelques instants puis le prince retrouva une attitude très assurée.

— Capitaine, vous allez me démasquer cet homme !

Eugène avait assené ces mots avec une fermeté cinglante. S’il avait hésité à livrer un élément supplémentaire, il avait finalement décidé de le garder pour lui.

— Pour l’instant, il n’y a aucune rumeur. Il faut préciser que j’ai pris mille précautions. C’est l’aubergiste chez lequel logeait la victime, un dénommé Maroveski, qui a découvert le corps. Je l’ai fait arrêter. Il est détenu dans une ferme isolée. Officiellement, il a volé un officier. Ses geôliers ne parlent que l’italien, donc il ne peut rien leur raconter. À la vue du cadavre, ce Maroveski a prévenu un piquet de soldats en faction. Ceux-ci ont aussitôt alerté un capitaine de garde. Ce dernier, totalement dépassé par la situation, a averti mon état-major. J’ai fait interroger ces témoins par l’un des capitaines de ma Garde royale. Ils ne lui ont rien appris. La sentinelle se trouvait loin de l’assassin, il faisait nuit et la scène n’a duré que quelques secondes. Tout ce qu’elle a noté, c’est que cet homme mesure entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingt-cinq. Un témoignage remarquable de précision en vérité !

« Plus que cinq cents suspects », pensa Margont.

— Les soldats qui ont gardé les lieux jusqu’à l’arrivée de mes grenadiers, ce capitaine de garde et cette sentinelle, tous ont été mutés dès l’aube en Espagne.

Margont réprima un accès de colère.

— Mais il fallait absolument que j’interroge personnellement ces hommes, Votre Altesse !

— Eh bien vous vous passerez de ce qu’ils auraient pu vous dire ! Je devais tuer la rumeur dans l’oeuf. Ils sont en route pour Vieja Lamarsota, Vieja Lamarora... Bref, traduisez qu’ils sont en route pour « Vieja la va au diable » !

— Je suis au regret d’annoncer à Votre Altesse que je refuse de mener cette enquête.

Le prince eut un air narquois qui défiait Margont de persévérer dans cette voie.

— Parce que vous croyez qu’il est encore temps pour vous de prendre le chemin de Vieja la je ne sais quoi ? Vous, si vous me refusez votre soutien, ce n’est pas la route de l’Espagne que vous prendrez, mais celle du muret le plus proche !

Le vice-roi d’Italie s’interrompit. Le silence de Margont lui confirma qu’il pouvait poursuivre.

— Lorsque l’un de mes aides de camp, le général Triaire, a donné l’ordre d’aller vous chercher, il a fait croire à un messager qu’il désirait vous annoncer lui-même la mort de votre frère.

— Je n’ai pas de frère.

— Eh bien maintenant, vous en aviez un. Le chef de bataillon Henri Margont, tué dans une embuscade sur la route de Madrid voici quelques jours. Encore la bande de guérilleros du fameux Mina. Votre frère était un grand ami du général Triaire, d’où votre convocation. Mes plus sincères condoléances.

— Mes amis savent que je n’ai pas de frère alors s’ils entendent dire que...

— Faites comme Triaire : brodez !

Le prince s’assit enfin. Il semblait impatient de chasser ce capitaine qui allait l’alléger en grande partie de ce fardeau.

— Bref, mes grenadiers gardent l’hôtelier et la chambre de cette pauvre femme, le corps a été enterré...

Margont leva les yeux au ciel.

— Le corps a été enterré ! répéta le prince d’un ton sans appel. Tout ce que quelques soldats et les habitants de Tresno savent, c’est qu’une femme a été assassinée. On ignore qu’un officier est en cause et que la victime a été retrouvée dans un état effroyable. Maintenant, j’écoute vos questions.

— Pourquoi ne pas confier cette affaire à la prévôté puisque...

— Impossible ! Il y aurait forcément des fuites. Cette enquête ne doit pas être menée par une foule de personnes, il me faut un seul limier qui n’aura de comptes à rendre qu’à moi-même. Les fuites engendreraient la rumeur que je crains presque autant que les Russes. Par ailleurs, elles risqueraient de parvenir aux oreilles de l’assassin qui apprendrait ainsi que nous savons qu’il est officier. Nous perdrions notre seul atout.

Margont devina une troisième raison. Il était sous les ordres du prince Eugène. Il ne possédait aucun autre interlocuteur dans cette affaire. Or s’aliéner le prince pouvait lui coûter extrêmement cher. À l’inverse, un enquêteur de la prévôté aurait eu à rendre des comptes à sa propre hiérarchie. En choisissant Margont, le prince s’assurait le contrôle absolu de l’enquête. Il aurait toute latitude pour statuer sur le sort du coupable si celui-ci était démasqué. Et si ce dernier était un officier supérieur, serait-il équitablement jugé et condamné... ou discrètement muté à « Vieja la va au diable » ?

— Pourquoi moi, Votre Altesse ?

Le vice-roi se leva et saisit un porte-documents posé sur le sofa. Il l’ouvrit prestement et en retira une quinzaine de feuilles.

— Vous avez été choisi d’après de nombreux critères. Je sais tout sur vous, capitaine. Votre enfance, votre brève carrière religieuse forcée, votre parcours militaire, vos opinions, vos lectures, les noms de vos amis...