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— Puis-je savoir d’où Votre Altesse tient tous ces renseignements ? Impossible de dresser ma biographie en une nuit.

Le prince prit l’air triomphant de celui qui voit ses prévisions s’accomplir à la lettre, lui donnant l’illusoire, mais grisant sentiment de pouvoir tout contrôler.

— Voici plusieurs années, j’ai fait dresser par Triaire une liste secrète de quelques personnes aux compétences variées. Mon idée était de créer mon propre réseau d’espions. Mais finalement, ceux qu’utilise l’Empereur sont si efficaces – Schulmeister en est l’archétype – que j’ai renoncé à mon projet. Cependant Triaire a continué à tenir ce registre, biffant les noms de ceux tués au combat, en ajoutant d’autres... Un jour, votre nom y est apparu.

— Et il n’y a qu’une seule façon d’être rayé ?

Le prince ignora la question. Il tournait les pages de son dossier avec nonchalance, comme s’il effeuillait une marguerite. Les comptes rendus étaient rédigés d’une écriture si petite et si serrée que l’on aurait dit des pages de Bible. Triaire avait mené son enquête à la perfection. À chaque page que le prince parcourait, Margont se sentait un peu plus mis à nu. Le vice-roi releva enfin la tête.

— Je n’ai guère le temps de prêter attention à votre vie, même si celle-ci semble avoir passionné mon bon Triaire. Mais parlons de la bataille d’Eylau à laquelle vous avez participé. Ou plutôt des lendemains d’Eylau. C’est à cette époque que vous êtes devenu un peu plus critique vis-à-vis de l’Empereur.

Margont écarquilla les yeux. Seuls ses amis les plus proches, Saber, Lefine et Piquebois, connaissaient aussi précisément ses opinions. Lequel avait renseigné les hommes de Triaire ? Certainement Lefine. Quoi qu’il en soit, il devait réagir.

— Votre Altesse, je sers fidèlement l’Empereur et les idéaux de la Révolution depuis toujours et je...

— Je sais ! Autrement, vous ne seriez pas sur ma liste ! Disons que vous ne faites pas partie de ceux qui pensent que tout – absolument tout – ce que fait l’Empereur est parfait et admirable. Et, en homme prudent, vous réservez vos reproches à vos amis intimes.

— Pas assez intimes, il faut le croire...

— Les seuls amis intimes qui gardent les secrets sont ceux qui sont morts.

— Je n’irai pas jusque-là avec celui qui m’a trahi.

Il y eut un changement dans l’attitude du prince. Ses traits s’adoucirent. L’homme reléguait temporairement le vice-roi.

— Pourquoi ce changement en 1807 ? C’est bien la bataille d’Eylau, n’est-ce pas ? Je dois reconnaître que moi-même... On peut admirer le génie des combinaisons tactiques des généraux, l’héroïsme de certains soldats, les faits d’armes épiques, mais on ne peut pas ignorer les carnages qui vont de pair. L’esprit humain est un buvard, il peut absorber une quantité de sang plus ou moins importante, mais il finira toujours par en être saturé et par dégorger.

Margont, lui, ne combattait pas pour ces motifs. Mais Eylau lui avait montré ce que la réalité pouvait parfois faire des bons sentiments et des belles intentions. Car dix mille morts et quarante mille blessés, ce n’était plus un carnage, c’était la fin du monde. Par la suite, l’Empereur avait interdit le port d’uniformes blancs. Officiellement, parce qu’ils rappelaient l’Ancien Régime. Mais aussi parce que ceux-ci rendaient trop visibles les taches de sang...

Le prince s’était tu. Était-il à Eylau ou sur le rivage d’une autre mer de sang ? À moins que tout cela ne fût qu’une mise en scène pour se rendre sympathique aux yeux de Margont. Cet illustre personnage était difficile à cerner. Tantôt calculateur, manipulateur, hautain et méprisant, tantôt compatissant et humain. Margont ne pouvait dire laquelle de ces facettes était la plus authentique ni identifier celle qui l’emporterait sur l’autre.

— Eylau excuse les critiques que vous formulez parfois à l’encontre de certains choix de l’Empereur, conclut le prince.

Il tourna une liasse de pages. Margont anticipa son commentaire.

— Comme l’Espagne.

— Effectivement. Je sais que vous vous êtes permis d’émettre une opinion selon laquelle l’occupation de l’Espagne serait une erreur.

« Ah, la mauvaise foi des politiciens ! » pensa Margont. Car ce n’était plus le prince ou le général qui parlait, mais le diplomate soucieux de l’image de l’Empire. L’Espagne était en flammes, chaque paysan s’improvisait guérillero, des dizaines de milliers de Français étaient morts dans des embuscades, les jeunes filles se métamorphosaient à l’occasion en artilleurs, les habitants des cités assiégées pendaient ceux des leurs qui voulaient capituler, même les prêtres faisaient le coup de feu en soutane depuis leurs clochers... Mais officiellement, ce n’était pas une erreur d’avoir conquis l’Espagne et non, le nationalisme fanatique exacerbé par la ferveur mystique des Espagnols n’était pas un problème.

— Eh bien voyez-vous, capitaine, je vous ai choisi pour trois raisons et l’une d’elles est l’Espagne.

Et encore une mauvaise nouvelle portée par le vent espagnol. Ne s’en débarrasserait-on donc jamais, même ici, à l’autre bout de l’Europe ?

— Primo, d’après Triaire, vous êtes doué pour les enquêtes. Secundo, vous n’êtes pas indispensable à la bonne marche de votre régiment. Et tertio, vous êtes un héros de la guerre d’Espagne durant laquelle vous avez été promu au rang d’officier de la Légion d’honneur. Ce dernier point vous facilitera la tâche et si, à la fin de vos investigations, je décide de révéler le nom de l’assassin, personne ne mettra en doute vos conclusions.

Le prince se montrait désarmant de naïveté. Pour lui, il était évident que le coupable serait démasqué. Comment aurait-il pu en être autrement puisqu’il en avait donné l’ordre ?

— Et quels prétextes donnerai-je pour pouvoir quitter mon régiment et me déplacer à ma guise, Votre Altesse ?

Le vice-roi lui tendit deux documents.

— Voici des laissez-passer. Le premier est signé par Triaire et suffit amplement à vous ouvrir bien des portes. Si jamais vous vous heurtiez à une autorité supérieure, vous utiliseriez le second qui revêt ma propre signature. Faut-il vous signifier que vous ne devrez utiliser ce document-ci qu’en toute dernière extrémité ?

Margont parcourait des yeux les lignes dont les majuscules aux courbes gracieuses et démesurées n’atténuaient en rien la sécheresse des instructions. Le capitaine Margont était chargé d’une mission de la plus haute importance. Aucune question ne devait lui être posée quant à celle-ci. Il avait le droit de se rendre partout (le mot était souligné). On devait accéder dans les plus brefs délais à toutes ses demandes quelles qu’elles soient. En cas de litige au sujet desdites demandes, on devait obéir, mais on avait le droit de se plaindre auprès du signataire de cet ordre. Margont était sidéré. Ces deux feuilles le plaçaient – dans le cadre de son enquête – au-dessus d’un général de division.

— Quelle sensation grisante procure le pouvoir... commenta sobrement le prince. Mais vous répondrez sur votre tête de l’utilisation que vous ferez de ces papiers. Que j’apprenne que vous les avez agités sous le nez d’un aristocrate russe pour réquisitionner son château afin de mener une vie de pacha ou que vous les avez exhibés pour tenter de séduire une belle en jouant les agents secrets aventuriers et c’est le peloton !

— Que vais-je raconter à mon colonel ? Et à ceux à qui je devrai présenter ces ordres ? Car on me posera malgré tout des questions.

— Faites donc comme Triaire, brodez ! Je crois vous avoir tout dit. Des questions ? Oui, vous en avez certainement. Eh bien gardez-les. Je me décharge de ce problème sur vous. Vous me tiendrez régulièrement informé de la progression de votre enquête. Et surtout : une discrétion absolue ! Vous pouvez disposer.