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Margont contemplait toujours les laissez-passer.

— Ce sont des faux n’est-ce pas ?

Le prince fut piqué au vif.

— Plaît-il ?

— Le secret vous est si cher que j’en déduis que ces documents sont des faux. Si mon enquête met en cause un puissant personnage et que l’affaire éclate au grand jour, vous aurez ainsi la possibilité de me désavouer.

On me traitera d’espion ou d’illuminé et on prétendra que j’avais confectionné moi-même ces sauf-conduits.

Le prince Eugène se trouva pris au dépourvu.

— Eh bien, vous... Ils sont suffisamment bien imités pour remplir leur rôle. Et puis, cela vous donne une raison supplémentaire d’agir dans le plus grand secret. Ne vous ai-je pas déjà dit que vous pouviez disposer ?

Margont se leva, salua et s’avança vers la sortie. La pénombre de la tente l’étouffait, il voulait revoir la clarté du jour, celle-là même qui chassait au petit matin les cauchemars de la nuit. Mais le prince l’interpella.

— Capitaine ! Le messager que j’avais envoyé informer l’Empereur a proposé cinq noms d’enquêteurs à Sa Majesté. C’est vous que l’Empereur a choisi. Il vous accorde toute sa confiance et est persuadé que vous saurez vous montrer digne de cet honneur.

3

Margont voulait tout d’abord interroger l’aubergiste avant qu’il ne soit expédié à « Vieja la va au diable », village qui se peuplait décidément bien vite ces temps-ci. Les geôliers avaient été avertis de cette visite et conduisirent Margont auprès du prisonnier, non sans l’avoir soigneusement désarmé au préalable.

« Pauvre homme » : les deux mots venaient immédiatement à l’esprit lorsque l’on contemplait Maroveski. Le ciel lui était tombé sur la tête. Il avait dépassé la quarantaine. Ses cheveux roux étaient emmêlés. Son ventre proéminent et ses joues flasques contrastaient avec ses orbites excavées et assombries par des cernes. Ses yeux rendus vitreux par les larmes regardaient sans voir. Avec quelques secondes de retard, il réalisa que quelqu’un venait de pénétrer dans sa cellule.

— Mon capitaine, j’ai rien fait ! s’exclama-t-il en sanglotant.

— Je le sais, dit Margont. Comment se fait-il que vous parliez français ?

— J’ai participé à la campagne de Pologne. Dieu bénisse les Français qui nous ont libérés ! J’étais cantinier. Je suivais vos troupes et je vendais du bon pain et de la vodka. Du vin chaud, aussi, et du lard bien grillé !

— Je vous ferai servir tout cela ici.

— Et des oeufs, aussi ?

— À s’en faire éclater le foie ! Écoutez-moi attentivement : personne ne vous fera de mal. Vous allez rester ici...

Maroveski poussa un cri à fendre l’âme d’un bourreau.

— Vous n’êtes pas prisonnier, précisa Margont. Pas exactement... Vous connaissiez cette femme qui a été assassinée. Je suis chargé de l’enquête. Quand le coupable aura été arrêté, vous serez libre à condition de ne jamais prononcer un seul mot au sujet de cette histoire.

— Je le jure ! Je le jure sur la Sainte Vierge ! Faites-moi sortir d’ici, mon capitaine ! Je dirai rien !

— Vous restez ici pour l’instant !

Même s’il n’avait pas le choix, Margont s’en voulait de sa dureté. Les grenadiers de la Garde royale détenaient leur captif dans la cave d’une ferme réquisitionnée. L’endroit était froid et les pierres des murs et des voûtes suintaient d’humidité. La lumière du jour ne provenait que d’un soupirail barré par les bottes d’un grenadier. Il n’y avait rien à faire ici à part graver sa détresse sur les parois. Ce lieu oppressait Margont. Il lui rappelait les années de son enfance passées dans une cellule monastique. Le bruit du pêne qui venait bloquer l’ouverture. Les pas de celui qui possédait la clé s’éloignant. Le silence, l’ennui mortel, le désespoir. Si Margont avait été enfermé ici, il aurait tenté de s’évader par tous les moyens. Tous.

— Vous lisez ?

— Je sais pas lire.

— C’est bien dommage. On vous servira de bons repas et vos gardiens vous emmèneront régulièrement faire une promenade. Et, dès que ce sera possible, je vous ferai libérer.

Maroveski n’osait rien dire. Il était brisé. Ses incisives jaunies mordillaient nerveusement sa lèvre inférieure.

— Parlez-moi de la femme qui est morte, poursuivit Margont.

L’homme blêmit. Il revit le corps en sang, l’expression de souffrance du visage... C’était peut-être cela, la pire des mutilations qu’elle avait subies.

— C’est pas moi... balbutia-t-il.

— Ça, je le sais. Calmez-vous.

De désespéré, Maroveski devint brutalement méfiant.

— Pourquoi un capitaine fait une enquête sur la mort de Maria ? Pour vous, c’était qu’une brave fille de rien.

Margont fut pris de court. L’explication politique du prince l’aurait convaincu si ce dernier ne s’était pas montré si hésitant durant quelques instants.

— Ce sont les ordres, répliqua-t-il.

La réponse fétiche des militaires qui ne voulaient pas répondre. Maroveski ayant longtemps côtoyé des soldats, il n’insista pas et abandonna son ton soupçonneux pour retrouver sa détresse.

— Savez-vous qui pourrait avoir agi ainsi ? enchaîna Margont.

— C’est... le prince charmant.

Margont demeura immobile, comme si le plus petit geste risquait de faire s’envoler ce début d’indice.

— Elle l’avait appelé comme ça, mon capitaine.

— Vous avez vu cet homme ?

— Jamais. Tout ça est si étrange... Il faut que je vous parle de Maria, d’abord. Elle était d’une bonne famille, mais ses parents sont morts depuis longtemps. Maria avait trente-six ans. Son mari, sergent, on l’a tué à Wagram. Depuis, Maria menait une vie honnête !

Cette dernière phrase avait été prononcée avec conviction. Maroveski cherchait ses mots et parlait lentement.

— Maria avait pas beaucoup d’argent. Et plus de famille, alors elle est venue me voir il y a deux ans. On a fait un marché. Elle habitait dans mon auberge sans me payer et elle faisait du ménage, de la cuisine, rendait des services... Elle travaillait bien et elle était polie. En trois ans, il y avait jamais eu quelqu’un, vous voyez ? Pourtant, avec tous ces soldats qui vont par ici, ce sont pas les hommes qui manquent et elle était jolie, Maria. Elle aurait pu se remarier ou... recevoir. Mais non. Moi, je lui disais : Maria, prends un époux avant que ce soit plus le temps. Mais Maria, elle voulait l’homme parfait : gentil, avec des manières, savant... Et puis juste le jour d’avant sa mort, elle revient tout heureuse, elle chante ! Je la plaisante, je lui dis : « Alors, Maria, on a le coeur bien gai aujourd’hui. » Moi, je me moquais, mais elle rougit et elle me dit qu’elle a peut-être rencontré son « prince charmant ». Moi, j’ai rien dit. Mais qui c’était, lui, qui, en un jour, avait séduit Maria ? Pourtant, des jolis parleurs, y en a qui passent par chez moi, des riches marchands, des propriétaires bien éduqués...

— Vous a-t-elle reparlé de lui ? A-t-elle dit où elle l’avait rencontré ?

— Non.

— Qu’était-elle allée faire ?

— Des courses pour moi, voir des gens...

— Pouvez-vous me donner quelques noms ?

Maroveski haussa les épaules.

— Maria était l’amie de tout le monde ici.

Margont soupira intérieurement. Avec le début de la campagne, il n’aurait jamais le temps de reconstituer l’emploi du temps de Maria ce jour-là et d’interroger ceux qu’elle avait pu rencontrer.

— Pourquoi pensez-vous que c’est ce « prince charmant » qui l’a tuée ?

— Le soir de sa mort, il y avait du monde : beaucoup de soldats et d’officiers, partout, partout. Mes serveuses et moi, on courait jamais assez vite pour apporter tous les plats et le vin. Maria n’était pas là. Je suis monté dans sa chambre pour lui dire de venir aider. Quand elle a ouvert sa porte, elle portait sa jolie robe, celle pour aller à l’église. Elle était si belle, vous pouvez pas savoir. Elle a rougi et elle m’a dit que son ami allait lui rendre visite. Elle m’a supplié de pas travailler avant minuit. J’ai dit oui.