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Toute la vie de la tragédienne sera marquée du sceau de Napoléon, auquel, contre vents et marées, elle demeurera fidèlement attachée, même lorsqu’elle lui donnera comme successeur, en Russie, le tsar Alexandre Ier qui, pour elle, fera copier l’un des diadèmes de la Grande Catherine. Bien sûr, elle aura d’autres amants dont Jérôme Bonaparte, le frère de Napoléon mais aucun ne prendra en elle la petite place qu’elle gardait si pieusement.

À la chute de l’Empire, ses convictions lui vaudront quelques ennuis mais ne l’empêcheront pas de devenir la grande étoile de l’Odéon et de la Porte-Saint-Martin dont, d’ailleurs, elle épouse le directeur, Harel, en 1818. Cet Harel est une sorte de bohème dépenaillé mais plein de charme et c’est peut-être lui qui, au fond, aura été son plus grand amour. Lorsqu’il meurt, en 1846, elle demeurera inconsolable.

La fin de sa vie est pleine de tristesse. Elle jouera tant que ce sera possible mais, devenue vieille et très grosse, il lui faudra quitter le théâtre. Dès lors, elle ne vivra plus que de quelques expédients et de la maigre pension que lui fait verser Napoléon III. Enfin, à près de quatre-vingts ans, le 11 janvier 1867, meurt dans la misère celle qui a été la reine du théâtre impérial et l’une des maîtresses préférées de Napoléon.

LA GRANDE RACHEL

Chanteuse des rues…

Un soir de l’automne 1836, deux adolescentes chantent en se tenant par la main, devant la porte du café Procope. La plus grande qui est aussi l’aînée a dix-sept ans mais l’autre est petite pour ses quinze ans. Maigre aussi et, sous ses cheveux noirs, sa petite figure pâle semble dévorée par de très grands yeux sombres, sa seule vraie beauté. En dépit d’une misère évidente, le groupe serait charmant si les deux innocentes ne chantaient l’une de ces chansons gaillardes tout au plus bonnes pour un corps de garde.

Un homme s’arrête alors. Environ trente-cinq ans, bien habillé avec un visage passionné. Il demande aux deux fillettes pourquoi chantent-elles cette affreuse chanson qu’elles ne devraient jamais avoir entendu. La réponse est navrante : elles n’en connaissent pas d’autres. L’inconnu alors sourit, prend dans sa bourse une pièce d’or, un rouleau de papier et les met dans la petite patte maigre de la plus jeune :

— Tiens, dit-il. Voilà quelques couplets qu’un de mes amis devait mettre en musique. Chantez-le sur un air ancien. Vous en connaissez bien un ? Je vous les donne…

Et il s’éloigne sur un signe d’encouragement. La petite Rachel saura, plus tard que l’inconnu s’appelait Victor Hugo…

C’est seulement après la révolution de 1830 que la famille Félix s’est installée à Paris. Ce sont des juifs de Metz qui pendant longtemps ont arpenté les routes dans une roulotte. Le père fait un peu de brocante, la mère, revendeuse à la toilette, des raccommodages, et les trois enfants aident comme ils peuvent. Rachel, qui est la deuxième après Sarah et avant Rebecca – est née le 21 février 1821 à Mumpf, dans le canton d’Argovie. Un garçon fermera la série des habitants de la roulotte qui, d’ailleurs, est devenue trop petite. On se fixe d’abord à Lyon puis à Paris sous les combles d’une maison de la rue Traversière et le cours des jours recommence à couler. Le soir on fait les comptes car le père est aussi économe que fidèle à la loi juive.

La rencontre avec Victor Hugo porte bonheur à Rachel. Une autre suit, avec un certain Choron qui fait entrer ses protégées à l’institut royal de Musique religieuse mais le chant n’est pas ce qu’elles préfèrent et Choron les confie à un sien ami, Saint-Aulaire qui dirige un cours d’art dramatique. Là, Rachel est tout de suite dans son élément. Tellement qu’elle fait ses débuts au théâtre du Gymnase, le 24 avril 1837 dans La Vendéenne. Elle pourrait y rester mais le théâtre de boulevard n’est pas vraiment son fait et Poirson, le directeur du Gymnase repasse sa trouvaille à Samson qui est la vedette de la Comédie-Française. Cette fois, elle est arrivée à sa vraie place, celle d’une tragédienne-née et après un an d’études elle débute enfin le 12 juin 1838 dans le rôle de la Camille d’Horace. Elle a dix-sept ans et c’est son premier succès. Un succès qui va vite devenir un triomphe.

Elle gagne quatre mille francs par mois et les finances de la famille s’en trouvent bien. Trop bien peut-être et les choses commencent à se gâter quand le vieux Félix refuse de laisser à sa fille la plus petite part de ce qu’elle gagne. Elle disposera de son argent quand elle sera majeure. Pas avant. Or, Rachel est lassée de porter toujours la même robe en jaconas jaune à fleurs lilas et le même chapeau garni d’une rose défraîchie qui font sourire ses camarades. Seul avantage : la famille s’est transportée dans un petit appartement de l’impasse Véro-Dodat.

Sa sœur Sarah lui donne alors un conseil : se marier !

L’idée séduit Rachel et, tout de suite, elle trouve des candidats. Le premier est un écrivain sans succès qui voit en elle un bon moyen de se faire jouer, le second un journaliste sans talent. Un troisième personnage lui ouvre les yeux. C’est, à vrai dire, un assez triste sire, un certain Charles Maurice qui vend très cher, aux comédiens, ses articles louangeurs. Rachel a trop de talent pour le craindre mais il est beau et elle se met à l’aimer. C’est un mot qu’il ignore et, bien loin de songer au mariage, il fait de la jeune fille sa maîtresse, lui soutire de l’argent puis la trompe cyniquement. Longtemps après, la tragédienne dira de lui : « Je me sentais salie, avilie et je me haïssais d’autant plus que j’étais sans forces contre cet homme… »

Elle caresse même un instant l’idée de le tuer et cache une arme sous sa robe de scène mais recule au dernier moment : un scandale apprendrait à son père qu’elle a perdu sa « pureté originelle ». Non, décidément, c’est une erreur que de chercher le mariage. Sarah, alors, lui conseille de se trouver un protecteur riche… et discret. Il y en a peut-être un : et qui ne manque pas une de ses représentations. Qui donc ? Mais le docteur Véron !

Ce n’est pas n’importe qui : il est directeur de l’Opéra – après avoir fait fortune dans les produits pharmaceutiques. Il est très riche mais au physique, si l’on en croit Ponsard : « Il était gros, laid et avait les écrouelles… » Rien qui puisse séduire une jeune femme au tempérament ardent. Seulement Rachel tient de son père l’amour de l’argent et Véron obtient ce qu’il désire. La tragédienne en sera récompensée par une belle maison à Montmorency où toute la famille se transporte à la belle saison. Véron d’ailleurs jure de faire de sa « petite diablesse » une reine de Paris. Il n’aura guère de peine : Rachel allie à la finesse d’un Tanagra le charme d’une voix profonde et émouvante qui soulève la passion des foules, cette même passion dont elle est elle-même habitée et qui ne saurait se suffire d’un Véron. Les occasions ne manquent pas.

Dans la même année elle va le tromper – oh discrètement ! – avec Alfred de Musset retour de Venise, avec le marquis de Custine et avec le prince de Joinville fils aîné du roi Louis-Philippe qui revient tout juste de Sainte-Hélène où il est allé chercher les cendres de Napoléon. C’est peut-être l’homme le plus séduisant de Paris mais aussi un militaire et il en a les manières.

Ce soir-là, Rachel qui vient de jouer, dans Andromaque le rôle d’Hermione, trouve dans sa loge un billet ainsi conçu : « Où ? Quand ? Combien ? »… Chose étrange, cette littérature à la hussarde ne blesse pas l’artiste. Sans même se donner le temps de réfléchir, elle prend du papier, une plume et répond, dans le même style : « Chez toi. Ce soir. Pour rien… » Et, une heure plus tard, une voiture discrète qui attend non loin de la sortie des artistes conduit Rachel aux Tuileries… Elle déménagera bientôt : une favorite quasi royale ne peut habiter impasse Véro-Dodat. Désormais, ce sera au 23, quai Malaquais.