Quand, un an après, elle rencontre un certain Robert Bignell, elle a changé, irrémédiablement. Sceptique, dure, insolente, elle sait à présent se défendre d’autant mieux que dans les pires orgies elle garde la tête froide et le cœur sec. Et c’est dommage car Bignell n’est pas un mauvais garçon. S’il possède à Londres l’un des lieux de plaisirs les plus cotés, il est encore capable d’aimer et il aime Emma. Il l’installe dans un appartement agréable près de Hyde Park. Il lui offre de jolies robes, des bijoux. Il est même prêt à l’épouser. Mais cela Emma le refuse farouchement. La seule reconnaissance qu’elle voue à son amant c’est de lui avoir permis d’apprendre à monter à cheval.
Tout de suite elle a montré d’étonnantes dispositions et se prend pour les chevaux d’une véritable passion. Ils incarnent pour elle toute la beauté qu’elle refuse à ses compagnons de plaisir. Elle est presque heureuse. Et c’est alors que Bignell lui propose de l’accompagner à Paris.
La capitale française éblouit la jeune Anglaise qui la visite de fond en comble. Tout lui plaît à commencer par l’atmosphère de plaisir qu’on y respire en ce début de l’Empire. Elle va danser dans les bals publics, boire dans les cabarets, va au théâtre et, surtout, fait du cheval au bois de Boulogne. Là, sa parfaite tenue jointe à son charme un peu exotique intriguent. Elle y fait des conquêtes et, surtout, elle peut y contempler le luxe étourdissant de quelques-unes des « lionnes » les plus en vue comme la charmante Blanche d’Antigny et l’éblouissante Hortense Schneider. Et elle décide qu’un jour elle sera plus riche et plus parée que celles-ci…
La passion des chevaux
Quand Robert Bignell repart pour Londres, Emma rompt : elle entend désormais faire carrière à Paris. Livrée à elle-même, elle commence par changer de nom, le sien étant par trop ridicule : « Je me savais, écrit-elle sans trop de modestie dans ses Mémoires, fraîche comme une rose mousse et radieuse comme une perle d’Orient. » Et c’est ainsi que, de Cruch, elle devient Pearl et que le paisible Emma fait place à Cora, nettement plus élégant. Après quoi elle entreprend de faire fortune, invente un maquillage frappant pour mieux se faire remarquer et commence à choisir ses amants. Celui qui va assurer son succès est un Russe, le prince Gortschakov. Il assure en quelque sorte sa publicité en clamant un peu partout dans les milieux du plaisir et chez ses compagnons de débauche que la belle Anglaise représente « le dernier mot de la luxure ». Du coup, on s’arrache ses faveurs et son alcôve ne désemplit pas.
Devenue l’une des femmes les plus en vue de Paris, et d’ailleurs des plus élégantes, Cora se révèle du même coup femme d’affaires accomplie : partant de ce principe que son corps est son capital, elle l’administre ni plus ni moins qu’une maison de commerce. C’est ainsi que tenant un grand livre de comptes, elle y note sur trois colonnes le nom du client, la somme perçue et son appréciation personnelle.
Dans ces conditions, elle aurait pu n’être jamais rien d’autre qu’une fille de joie si une vraie chance ne lui était venue avec le journaliste Nestor Roqueplan, ancien directeur de l’Opéra et l’une des principales « locomotives » de la vie parisienne. En effet, Roqueplan s’éprend de Cora, autant tout au moins qu’il est possible à un homme sceptique, raffiné et sans illusions. Mais son accent anglais l’amuse et aussi certaine verdeur de langage. Il devient alors son protecteur attitré, corrige certains défauts trop évidents et lui enseigne tout ce que doit savoir une véritable « lionne ». Ensuite, il la présente à quelques-uns des hommes qui à Paris tiennent le haut du pavé. L’un d’eux en tombe amoureux fou : il se nomme Victor Masséna, duc de Rivoli et prince d’Essling et il possède une grosse fortune.
Dès lors Cora Pearl est vraiment lancée. Installée dans un magnifique appartement de la rue de Ponthieu, elle possède tout ce qu’un homme riche peut offrir à une femme. Attelages et chevaux de selle emplissent ses écuries et chaque matin on peut la voir, sanglée dans une sévère amazone, galoper sous les ombrages du bois de Boulogne. De même que, l’après-midi, elle participe dans sa calèche bleue à la rituelle promenade où se rencontrent la Cour et le Tout-Paris.
L’amour que lui voue Masséna toucherait un cœur moins fermé que le sien. Il ne sait que faire pour lui plaire demandant seulement en échange qu’elle ne soit qu’à lui mais Cora n’entend pas se consacrer à un seul homme et, un soir, c’est le drame. Au cours d’un souper dans le fameux cabinet n° 16 du Café anglais où quelques joyeux fêtards sont réunis avec leurs belles amies, le duc de Gramont-Caderousse l’un des rois de la fête qui, se sachant condamné, brûle sa vie avec une joyeuse désinvolture propose une idée bizarre : ces dames vont se livrer au concours de la plus belle poitrine.
Sa maîtresse en titre, la chanteuse Hortense Schneider refuse farouchement de se mêler à des femmes qu’elle méprise et, ce soir, c’est la belle Adèle Courtois qui accompagne le jeune duc. Sans hésiter, celle-ci fait tomber le haut de sa robe et Cora se dispose à l’imiter quand Masséna s’interpose : elle ne va pas faire ça ? Et devant lui ? La réponse de la jeune femme est un défi : oserait-il le lui interdire ? Il n’hésite pas :
— Oui. Je vous le défends mais aussi je vous en prie. Cela… me déplairait.
Pour toute réponse, Cora dégage ses seins et gagne le concours haut la main mais Masséna ne verra pas la triomphatrice baigner l’une de ses victorieuses rondeurs dans une coupe de champagne car il est parti dès la chute de la robe. Le lendemain, après une scène pénible, c’est la rupture et Cora Pearl choisit comme nouvel amant le prince Murât, banquier plus jeune et plus riche encore que son prédécesseur, ce qui ne l’empêchera nullement d’accueillir d’autres amants de passage : son appétit d’or est intarissable et elle s’entend comme personne à mener les hommes à la cravache.
Ses algarades avec le prince Demidov défraient Paris. On se raconte la façon dont elle lui a cassé sa canne à pommeau d’or sur la tête, alors qu’il prétendait demeurer couvert devant elle. Une autre fois, alors que le Russe met en doute l’authenticité des perles de son collier, Cora jette le bijou à terre et en écrase quelques-unes sous son talon pour prouver leur authenticité. Après quoi, ramassant l’une des rescapées, elle la jette à la figure du prince en lui recommandant de s’en faire une épingle de cravate.
Ses éclats, son maquillage, sa réputation de grande prêtresse de l’amour et ses tarifs exorbitants en font une sorte de curiosité. Au point qu’un groupe d’étudiants se cotise pour réunir cinquante louis puis tire au sort qui sera l’heureux élu. Cora accepte de recevoir le gagnant et accomplit sa part du contrat. Mais le jeune homme est charmant, un peu timide et il éveille en elle quelque chose qui est peut-être un souvenir d’enfance. Alors au moment où il va la quitter, la courtisane prend l’un des cinquante louis et le lui tend en disant :
— Je garde toutes les pièces sauf celle-ci qui est peut-être la vôtre car, à vous, je veux m’être simplement donnée…
On aimerait savoir qui était le jeune étudiant. Mais Cora est appelée à de plus hautes destinées. Après le prince Murât, vient le duc de Morny qu’elle rencontre, un matin, en patinant au Palais de Glace :
— Cora sur la glace ? s’écrie en riant le demi-frère de l’Empereur. C’est un paradoxe…
— Eh bien, Monseigneur, puisque la glace est rompue, offrez-moi donc un cordial !
— Volontiers… à condition que ce soit chez moi.
Ainsi débute une nouvelle liaison, plus amicale que passionnée de la part du duc. Cora l’amuse et, surtout, il partage cette passion du cheval qu’elle place au-dessus de tout. Il gagnera même un tout petit coin de ce cœur qui ne veut plus battre en offrant à Cora, au lieu de bijoux dont elle regorge, un superbe pur-sang arabe.