Don Manuel boude un grand mois, puis finit par capituler : elle aura son carrosse mais celui-ci continuera à suivre celui du vice-roi. La voiture est commandée : elle sera bleue et or.
Le 2 août 1776, c’est le grand jour. Micaela doit se rendre de chez elle au palais en passant par les rues les plus élégantes et surtout l’Alameda, la rue principale. La foule est énorme ; on s’écrase presque pour voir l’objet du scandale et, cette fois, le public est nettement houleux. Il l’est plus encore quand le faîte doré du carrosse tiré par quatre mules blanches apparaît surmonté de plumes bleues. Sur les coussins de satin, Micaela étale ses grands « paniers » de drap d’argent à la mode de Paris. À ses doigts un éventail de dentelles. Les yeux au loin, souriante, elle s’avance sans paraître entendre les grondements de colère et les quolibets…
Soudain, comme le carrosse entre dans la via San Lazaro, apparaît un vieux prêtre portant le Saint-Sacrement à un mourant. Deux enfants de chœur l’accompagnent l’un avec un cierge, l’autre avec une petite cloche au son de laquelle les passants s’agenouillent. Micaela fait alors arrêter sa voiture, descend et se prosterne devant le vieil homme :
— Padre ! Je ne suis qu’une pécheresse et il ne sera pas dit que Dieu ira à pied tandis que je roule carrosse. Montez dans cette voiture : elle est à vous.
Le vieux prêtre sourit et trace sur le front incliné le signe de la bénédiction. Puis il monte avec sa petite escorte dans le somptueux carrosse et la foule qui se faisait une joie de conspuer la Périchole se tait devant ce spectacle : Micaela Villegas, à pied, ses falbalas traînant dans la poussière, va suivre, mains jointes et la tête inclinée cette voiture qui est à présent celle du Dieu vivant…
Hélas, le temps des belles amours tire à sa fin. Les folies de don Manuel ont indisposé la Couronne d’Espagne. L’ordre lui parvient de regagner sa Catalogne natale tandis qu’arrive son successeur. C’est dans une délicieuse demeure, la Quinta del Ricon, que don Manuel et Micaela vivent leurs derniers jours d’amants.
On jure de ne pas s’oublier, de se rester fidèles… puis chacun s’en va vers son destin ; sans trop d’illusions…
C’est don Manuel qui rompra la promesse. Rentré en Espagne, il se marie, à quatre-vingts ans passés avec sa nièce. Seule Micaela va rester fidèle au serment. Elle est riche et d’ailleurs elle n’a plus envie de paraître sur les planches. Par contre, elle va remplacer Maza comme professeur-administrateur du Coliseo.
Elle s’est fait construire dans l’Alameda une ravissante demeure où ses amis trouvent toujours le meilleur accueil. Quand, en 1795, elle apprend la mort de don Manuel elle songe à finir sa vie avec un compagnon. Elle épouse alors un homme de la bonne société, don Fermin Vicente de Echarri et vit, à partir de ce moment, dans la respectabilité et les bonnes œuvres. Il n’était plus du tout question, à Lima, de la Périchole mais de doña Micaela et cela bien avant que le destin n’interrompît, le 15 mai 1819, la vie de celle qui fut sans doute la plus grande comédienne d’Amérique latine…
« LANGE »
du Directoire
Une femme à vendre...
L’homme avait beau s’affubler d’un titre et d’un nom d’emprunt qui ne trompaient personne il n’en était pas moins un ancien garçon perruquier, natif du Nivernais. En dépit de son train royal, le « citoyen-comte de Beauregard » n’était ni comte ni Beauregard. En revanche, c’était le plus authentique filou de cette période post-révolutionnaire cependant fertile en fripouilles de tout poil.
En réalité, il se nommait Lieuthraud et sa spécialité c’était la carambouille, le début de sa fortune lui ayant été fourni par un noble émigré, le vrai comte de Beauregard qui, fuyant la guillotine, lui avait confié ses biens le croyant honnête. Persuadé que le comte ne reviendrait jamais, le coquin s’était considéré comme son héritier après quoi il se lançait dans les affaires, achetant, près de Moulins un gisement minier pour l’exploitation duquel il avait encaissé d’énormes sommes d’argent sans jamais livrer la plus petite once de minerai. Il avait même trouvé mieux : grâce à la complicité de certains membres du Directoire il s’était fait nommer directeur de la fonderie de Moulins ce qui lui permettait de vendre très cher des canons qu’il ne livrait jamais. Sans risques d’ailleurs car la justice, boiteuse en général, était devenue cul-de-jatte dans ces temps joyeux du Directoire où chacun ne songeait qu’à emplir ses poches.
Tous ces menus détails, la belle Élisabeth Lange, la vedette du théâtre Feydeau les connaît bien, aussi considère-t-elle avec curiosité le gros homme qui s’est présenté chez elle ce soir de l’hiver 1795. Ce qu’il dit tient en peu de mots : il est sans doute l’homme le plus riche de Paris ; il possède un château en Touraine, le pavillon de Bagatelle et l’hôtel du prince de Salm mais il manque une chose essentielle à sa gloire : une maîtresse hors du commun, une femme vraiment éblouissante et cette femme, c’est elle.
La proposition est si brutale qu’elle offusque la jeune femme qui cependant en a vu d’autres, elle est sur le point d’éconduire son visiteur quand, s’installant, il déclare vouloir parler affaires. En effet, il se soucie peu d’être aimé : ce qu’il veut c’est que l’on sache que Mlle Lange est à lui. En échange elle aura tout ce qu’elle veut plus dix mille livres par jour.
— Cela fait trois cent mille livres par mois, songez-y !
— J’y songe mais je préfère le terme « par jour ». Il se peut que je vous prenne en grippe et je veux, en ce cas, pouvoir me libérer lorsque j’en aurai envie…
C’est dit avec insolence mais le faux Beauregard est trop content d’avoir réussi ce marché : demain elle recevra les premiers fonds mais ce soir… S’il croit qu’elle va céder tout de suite, il se trompe : elle entend être payée d’avance… mais elle le recevra le lendemain après le spectacle ! Et il n’y a rien à ajouter quelque envie qu’en ait le maquignon. Élisabeth Lange est si belle ! Ce sera donc pour le lendemain… mais, à ce moment, un grand bruit se fait entendre : celui d’une magnifique voiture attelée de quatre chevaux superbes et, comme la comédienne s’étonne, le « comte » déclare qu’il vient d’acheter cet attelage pour elle, en cadeau de joyeux avènement.
Le présent est royal. Pour ne pas être en reste, Élisabeth pense qu’elle peut accueillir dès ce soir son nouveau « protecteur ».
À cette époque, elle a vingt-trois ans. Née à Gênes pendant une tournée de ses parents, comédiens tous les deux, elle a été remarquée à seize ans par la Montansier qui dirigeait à la fois une fameuse troupe théâtrale et une fructueuse affaire de prostitution sous les galeries du Palais-Royal… Un peu plus tard, tandis que sa protectrice achetait le théâtre de Beaujolais – aujourd’hui théâtre du Palais-Royal – elle entrait à la Comédie-Française et s’y trouvait tout de suite au premier plan grâce aux hommes mis en place par la Révolution jusqu’au jour funeste où son rôle dans Paméla choqua les convictions d’un patriote qui s’en alla dénoncer les comédiens au Comité de Salut public. Robespierre, peu sensible aux beautés du théâtre, envoya toute la Comédie-Française en prison et Mlle Lange se retrouva à Sainte-Pélagie en compagnie de Mlle Raucourt, des deux Contât et de sa chère Montansier.