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Née quelque part sur les talus de Vincennes des jeux nocturnes de deux ivrognes, elle s’appelait Amélie Hélie et poussa un peu au hasard comme le pissenlit, la pâquerette ou le trèfle à quatre feuilles. Comme on ne sait rien ou presque de ses parents on ignore lequel des deux lui légua sa chevelure éclatante, sa beauté canaille et sa sensualité à fleur de peau.

Ses « vieux » s’occupent si peu d’elle qu’à treize ans, elle se met en ménage avec un gamin qui n’en a pas seize. Le père, s’il est souvent saoul, n’est pas aveugle et pense qu’il y a peut-être mieux à faire qu’à laisser sa fille aux mains d’un garnement : il interrompt un peu brutalement la romance et ramène Mélie au logis à coups de pied. Elle n’y restera pas longtemps ; un certain Bouchon passe par là. Il est marchand des quatre-saisons – officiellement ! – mais c’est aussi un beau gars au physique avantageux. Il habite quelque part sur les hauteurs de la Courtille et c’est là qu’il installe Mélie qui peut paresser au lit jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Une fois réveillée, elle se fait belle et, tandis que son homme va taper le carton à La Tête de cochon ou à La Renommée du vermouth, la trop jeune femme s’en va faire le trottoir pour le plus grand bien des finances de son homme qui délaisse de plus en plus sa voiture à bras et ses choux-fleurs. Il les délaisse même tellement qu’il finit par se comporter en tyran. Si Mélie ne lui rapporte pas douze francs par jour, elle aura droit à une correction.

Celle-ci finit par prendre peur. Ne dit-on pas que Bouchon a proprement pendu sa première femme, la Môme Café ? Un beau soir, au lieu d’arpenter son coin de bitume, elle se sauve, abandonne la Courtille pour la Contrescarpe où elle va errer deux ou trois jours sans trop savoir que faire. C’est là qu’un soir où échouée sur un banc, elle se demande comment manger, elle voit venir à elle un jeune homme blond et vigoureux dont le visage ne lui est pas inconnu. De fait, il est lui aussi de la Courtille et il la cherche. Mais pas pour la ramener à Bouchon qui clame partout qu’il va la tuer. Il s’appelle Manda et s’il est souteneur comme Bouchon soi-même, il est de taille à défendre « sa femme » car il est le chef de la Bande des Orteaux, agréable association de cambrioleurs qui pratique aussi le racket avant même que les Américains en aient l’idée.

Manda n’est pas son vrai nom, en réalité, il s’appelle Joseph Plaigneur, ancien apprenti échappé à une maison de correction. Il est à la fois violent et plein de douceur et auprès de lui, Mélie va connaître de bons moments : il la gâte, la dorlote, lui porte son café au lit et quand il ne « travaille » pas, il va à la chasse… dans les poulaillers de Montreuil ou à la pêche à Saint-Mandé traquer la carpe dans le lac Daumesnil. Le dimanche, on va danser et manger une friture dans les guinguettes au bord de la Marne. La bonne vie, en somme !

Pendant quatorze mois, ils vont former le plus uni des ménages mais la jeune femme est fantasque et trouve un rien trop calme la vie qu’elle mène. Alors, elle le trompe, d’abord avec un certain Rolland puis avec un garçon qu’on appelle Henri de Montmartre. Or Manda est jaloux. Elle le sait et, cruellement, elle aiguillonne cette jalousie. Le soir, dans les bistrots où ils se retrouvent, des bagarres éclatent à cause d’elle. Les couteaux voient la lumière et souvent Manda se bat. Il arrive même qu’il soit blessé. Alors Mélie se change soudain en tendre infirmière. Elle aime que les hommes se battent pour elle. Elle prend un vif plaisir à soigner son amant.

Un soir pourtant, le 20 décembre 1901, elle estime qu’elle en a assez fait et, profitant d’une absence de Manda, elle prend la fuite, se réfugiant chez une amie nommée Berthe. Celle-ci est une bonne fille qui, voyant Mélie un peu désœuvrée, ne sachant trop sur quel pied danser, l’emmène dans des bistrots et des bastringues. C’est dans un café du boulevard Voltaire qu’elle lui présente un ami : Leca, un Corse de vingt-sept ans, un homme du milieu celui-là et comme Manda, chef de bande. La sienne, celle que l’on appelle Les Popincourt est par-dessus le marché l’ennemie jurée de celle des Orteaux.

Mélie tombe follement amoureuse de Leca. Or celui-ci n’est pas libre. Sa « femme », Germaine Van Maelle, répond au doux sobriquet de La Panthère ce qui n’est pas fait pour décourager Mélie. Ce qu’elle veut, elle l’obtient toujours et, en la circonstance, elle veut Leca.

Le Corse ne résiste pas longtemps à cette belle fille qu’il a d’ailleurs sciemment séduite en lui révélant – c’est un ancien Bat’ d’Af’ – qu’il est tatoué sur tout le corps. Enfin, il sait pousser la romance. Une nuit, ils quittent ensemble la guinguette où ils ont dansé durant des heures et Leca emmène sa conquête chez lui, à Charonne. Cette fois, les jeux sont faits : la guerre de Troie peut commencer.

Les hostilités débutent peu de jours après, alors que Leca promène sa conquête dans la rue. Deux passants l’assaillent : Manda et Heill, l’un de ses hommes. C’est celui-ci qui joue du couteau mais la blessure est bénigne et Mélie n’aura pas à déployer beaucoup de talent pour remettre son homme sur pied. Néanmoins, pendant qu’elle le soigne, les Orteaux viennent manifester sous sa fenêtre à coups de revolver. Manda s’est juré en effet de reprendre celle qu’il aime. Alors il lance un défi et, dans la nuit du 5 janvier 1902, à l’extrémité de la rue Planchai qui touche alors aux fortifications, un combat en règle oppose les deux bandes. En tête, les deux chefs : Manda assisté de son lieutenant Polly et Leca que soutient son second Erbs.

Bataille sanglante où plusieurs hommes sont blessés à commencer par Leca que l’on ramène plein de sang chez sa maîtresse. Celle-ci fait ce qu’elle peut pour éviter l’hôpital qui sous-entend automatiquement la police, mais le Corse est trop sérieusement touché : bientôt il faut l’emmener à Tenon. Tout de suite, les journaux s’emparent de l’affaire et l’on commence à parler d’une certaine fille en qui les gens de plume voient la « reine des Apaches »…

Une fois opéré, Leca reçoit, bien sûr, la visite de Mélie. Sa fabuleuse chevelure impressionne une infirmière qui dit à son patient :

— Quels cheveux ! On devrait l’appeler Casque d’Or…

Le surnom est trouvé et dûment repris par les journalistes, ne quittera plus Mélie.

Visite moins agréable au chevet du blessé : celle du commissaire Deslandes qui, naturellement, cuisine de son mieux Leca mais sans rien en obtenir. La loi de la pègre, en pareil cas, prescrit le silence. On ne peut sans manquer à l’honneur dénoncer un adversaire et Leca, en bon Corse, se veut un homme d’honneur.

Guéri, ou à peu près, le chef des Popincourt reçoit enfin la permission de quitter l’hôpital. Mélie, alors vient le chercher en fiacre accompagnée de plusieurs de ses compagnons. Manda, en effet, a juré de ne pas en rester là et pourrait dire comme jadis César Borgia : « Ce qui ne s’est pas fait le soir peut se faire le lendemain. » Il faut donc prendre des précautions.

Pas inutiles d’ailleurs, les précautions. Comme la voiture passe rue de Bagnolet, Mélie reconnaît soudain, à travers la vitre, Polly le lieutenant de Manda. Elle crie alors au cocher d’accélérer l’allure mais en vain. L’homme s’est jeté sur le marchepied, ouvre la portière et sa main armée d’un couteau frappe Leca par trois fois. Celui-ci s’écroule :

— Cette fois, Mélie, j’ai mon compte…

Et on le ramène à moitié mort à l’hôpital Tenon.