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Cela non plus ne durera guère : elle n’est faite ni pour l’une ni pour l’autre. C’est alors, qu’entre dans sa vie l’homme qui va en faire une sorte de conte enchanté : le banquier Agostino Chigi qui est l’homme le plus riche d’Italie. C’est un grand seigneur raffiné et lettré, la quarantaine, de taille moyenne, les cheveux blonds et épais et des yeux bleus qui ont le charme flou des regards de myopes. C’est aussi un mécène qui patronne des artistes.

Le soir où, par simple curiosité, il se fait conduire chez Imperia, il s’avoue ébloui par sa beauté mais garde la tête froide car elle lui paraît être une femme hors du commun, capable d’accepter un marché intelligent : elle vivra dans le faste d’une impératrice et aucune reine ne pourra rivaliser avec elle. En échange, elle sera le sourire d’une vie qui n’en a guère – Chigi est veuf – et l’ornement des demeures et des fêtes de son protecteur :

— Je ne vous demande pas de m’aimer ni même de m’appartenir, lui dit-il, mais seulement de laisser croire que vous m’êtes fidèle…

— Et si j’en venais à vous aimer ?

— J’en serais infiniment heureux… mais rien ne vous y oblige.

Engagée de cette façon, la liaison va durer et donner naissance à une amitié amoureuse très reposante pour Imperia dont le cœur n’est pas encore guéri. Une autre petite fille va naître tandis qu’Imperia règne réellement sur la Ville Éternelle. Les navires de Chigi courent les mers pour lui rapporter des trésors. Des artistes travaillent pour elle. Chez la « divine » Imperia on rencontre Léonard de Vinci, Michel-Ange et surtout celui qui l’adorera sans jamais oser le lui dire : Raphaël qui fixera sa beauté sur la toile.

En 1509, le prince Chigi lui fait construire une admirable demeure, celle qui est de nos jours la Farnesina du nom de ce Farnèse qui succédera à Imperia. Le banquier dépense tant d’or qu’on chuchote qu’il se ruine, que la panique est à sa porte. Il n’en est rien et l’on procède bientôt à l’inauguration du nouveau palais. Ce sera un festin dont la splendeur doit couper le souffle au monde…

On ne l’oubliera pas de sitôt car, après un étonnant défilé des mets les plus rares, Chigi, en « hommage propitiatoire aux anciens dieux lares » jette dans le Tibre un grand plat d’or et invite tous ses hôtes à en faire autant. C’est une ruée : la précieuse vaisselle vole vers les eaux grises et quand se termine cette nuit, Chigi peut embrasser celle qui a eu cette idée folle en apparence mais qui fait taire tous les mauvais bruits sur la ruine du banquier. Qui oserait douter de sa fortune après cela ? Il est vrai qu’avant le jour on relèvera discrètement le grand filet tendu au préalable dans les profondeurs du fleuve…

On est à l’aube du 9 octobre 1511 et cette date va néanmoins marquer la fin du bonheur d’Imperia car, une fois encore, elle vient de rencontrer la passion. Angelo del Bufalo un homme entrevu à la fête… il l’aime lui aussi, avec ardeur mais aussi avec une jalousie sans cesse croissante. Bien qu’il soit riche il ne peut rivaliser avec Chigi et, peu à peu, viennent les reproches à cause de ce luxe insensé qu’il ne peut offrir. Un soir, il lui a demandé de se parer de tous ses bijoux et la vue de cette fortune déchaîne chez lui une folle colère…

Autre souci : Angelo est marié, à une très jolie femme d’ailleurs, Vittoria de Cuppis, sœur d’un cardinal et qui ne supporte pas de se voir négligée. Les scènes sont fréquentes entre les époux et Vittoria ne se prive pas d’accuser son mari de vivre aux crochets de Chigi, le riche amant d’Imperia.

Celui-ci est bien discret pourtant. Ferme-t-il les yeux par tendresse pour Imperia ? Il part même pour Venise où l’appellent des affaires mais ce départ ne calme pas Angelo qui voudrait qu’Imperia rompe sans d’ailleurs rien offrir en contrepartie. Comment s’entendre avec un tel homme ? La nouvelle du retour du banquier déchaîne une crise plus violente que les autres : Angelo maltraite la jeune femme et finalement part en claquant les portes après l’avoir bassement, ignoblement insultée…

Lorsque Chigi revient, il la trouve dans un état pitoyable mais, pour la première fois, son chagrin le laisse indifférent. C’est qu’à Venise il a rencontré une toute jeune fille, Francesca Ardeosia dont la grâce l’a enchanté. Alors, Imperia décide qu’il est temps pour elle d’oublier la scène qu’elle a si fabuleusement occupée…

Sans avertir Chigi, elle quitte sa belle villa neuve et rejoint son ancien palais du Corso. Elle veut y donner une dernière fête pour célébrer son départ mais, à ce repas raffiné et intime, elle ne convie que des amis sûrs, ceux qui n’ont jamais été ses amants mais qui l’aiment avec le cœur : Castiglione, Bembo, Navaggero, d’autres encore et, bien sûr, Raphaël.

À la fin du repas, elle se lève mais demande à ses hôtes de rester à leur place : ils viendront tout à l’heure la rejoindre car elle leur réserve une surprise. En effet, au bout de quelques instants, les serviteurs noirs qu’elle affectionne viennent chercher les invités et les conduisent dans le joli cabinet tendu de brocart qui est sa pièce préférée. Imperia les attend là vêtue d’une simple tunique de mousseline blanche qui ne cache rien de sa beauté. Elle a ôté tous ses bijoux et dénoué sa chevelure.

D’une main, elle s’appuie au dossier d’un sopha et tous, principalement le peintre dont le cœur sent bien des choses, trouvent qu’elle est tout à coup bien pâle. Ils vont poser des questions mais elle les retient d’un geste et leur sourit :

— C’est un adieu que je veux vous dire, à vous qui êtes mes amis et grâce à qui j’ai vécu mes plus douces heures. Dans un instant j’aurai cessé de vivre. Le poison que j’ai pris ne pardonne pas, ajoute-t-elle en montrant, posée sur une table, une coupe d’or où demeurent quelques gouttes d’un liquide verdâtre.

Elle entend à peine le cri de stupeur et de douleur de tous ces hommes car elle vient de chanceler. Navaggero a tout juste le temps de la retenir dans ses bras. On s’empresse, alors, on court prévenir Chigi qui arrive, affolé – quoiqu’elle ait pu en penser il l’aime encore – traînant après lui des médecins qui seront impuissants même à adoucir une atroce agonie, singulièrement plus longue que la malheureuse ne l’imaginait.

Durant deux jours, il va, désespéré, regarder mourir celle qui était la plus belle créature de son temps. Il sait qu’avec elle s’en va la plus magnifique part de lui-même. Néanmoins, le martyre de la mourante lui permet d’obtenir le pardon de l’Église qui lui évitera la fosse des suicidés. Jules II lui envoie, in extremis, sa bénédiction. On est le 15 août 1512 et Rome étouffe de chaleur, guettée par les miasmes des marais voisins. Néanmoins cette mort va bouleverser la ville comme si Imperia en était réellement la souveraine et c’est au milieu d’un cortège immense, pompeux et tout fleuri qu’elle sera déposée dans l’église San Gregorio du mont Caelius où son tombeau est toujours visible…

La tragédienne de l’Empire

MADEMOISELLE GEORGE

Une Clytemnestre de quatorze ans…