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— Vous êtes professeur dans cette faculté ?

— Géologie.

— Mais encore ?

— J’enseigne plusieurs disciplines : la taxinomie des pierres, les dislocations tectoniques, la glaciologie aussi – l’évolution des glaciers.

— Vous paraissez très jeune.

— J’ai passé mon doctorat à vingt ans. Et j’étais déjà maître-assistante. Je suis la plus jeune diplômée de France. J’ai vingt-cinq ans aujourd’hui et je suis professeur titulaire.

— Une véritable bête de fac.

— C’est ça. Une bête de fac. Fille et petite-fille de professeurs émérites, ici, à Guernon.

— Vous appartenez donc à la confrérie ?

— Quelle confrérie ?

— Un de mes lieutenants a suivi ses études à Guernon. Il m’a expliqué que l’université possédait une élite à part, composée par les enfants des professeurs de la faculté...

Fanny oscilla de la tête dans un geste malicieux.

— Je dirais plutôt une grande famille. Les enfants dont vous parlez grandissent à la fac, dans l’enseignement, la culture. Ils obtiennent ensuite d’excellents résultats. Ça semble naturel, non ?

— Même dans les domaines sportifs ?

Elle haussa les sourcils.

— Ça, c’est l’air de la montagne.

Niémans poursuivit :

— Vous connaissiez sans doute Rémy Caillois. Comment était-il ?

Fanny répondit sans hésiter :

— Solitaire. Renfermé. Renfrogné même. Mais très brillant. Cultivé jusqu’au vertige. Une rumeur courait ici... On disait qu’il avait lu tous les livres de la bibliothèque.

— Vous pensez que cette rumeur était fondée ?

— Je ne sais pas. Mais il connaissait sa bibliothèque à fond. C’était son antre, son refuge, son terrier.

— Il était très jeune, lui aussi, non ?

— Il avait grandi dans cette bibliothèque. Son père était déjà le chef-bibliothécaire de la fac.

Niémans esquissa quelques pas.

— Je ne savais pas. Les Caillois appartenaient aussi à votre « grande famille » ?

— Certainement pas. Rémy était au contraire hostile. Malgré sa culture, il n’avait jamais obtenu les résultats qu’il escomptait. Je pense... enfin, je suppose qu’il nous jalousait.

— Quelle était sa spécialité ?

— Philosophie, je crois. Il achevait sa thèse.

— Sur quel sujet ?

— Aucune idée.

Le commissaire se tut. Il scruta les montagnes, de plus en plus ensoleillées. Elles ressemblaient à des géants éblouis.

— Son père, reprit-il, il est toujours vivant ?

— Non. Disparu, il y a quelques années. Un accident d’alpinisme.

— Rien de suspect de ce côté-là ?

— Qu’allez-vous chercher ? Il est mort dans une avalanche. Celle de la Grande Lance d’Allemond, en 93. Vous êtes bien un flic.

— Nous avons deux bibliothécaires alpinistes. Un père et un fils. Morts tous les deux dans les montagnes. La coïncidence mérite d’être soulignée, non ?

— Rien ne dit que Rémy a été tué dans les montagnes.

— C’est vrai. Mais il est parti le samedi matin pour une randonnée. Il a dû être surpris par le tueur dans les hauteurs. Peut-être que l’assassin connaissait son itinéraire et...

— Rémy n’était pas du genre à suivre un itinéraire classique. Ni à le révéler à d’autres. C’était un homme très... secret.

Niémans s’inclina.

— Je vous remercie, mademoiselle. Vous connaissez la formule : s’il vous revient un détail... Vous pouvez me contacter à l’un de ces numéros.

Niémans nota les coordonnées de son portable et d’une salle que le recteur lui avait allouée dans l’université – le policier préférait s’installer dans la faculté plutôt qu’à la gendarmerie. Il murmura :

— A bientôt.

La jeune femme ne leva pas les yeux. Le policier partait lorsqu’elle demanda :

— Je peux vous poser une question ?

Elle le fixait de ses pupilles cristallines. Niémans en éprouva une sorte de malaise. Ces iris étaient trop clairs. Ils étaient en verre, en eau vive, coupants comme du givre.

— Je vous écoute, répondit-il.

— A la radio, ils disaient... Enfin, c’est vrai que vous étiez de l’équipe qui a tué Jacques Mesrine ?

— J’étais jeune. Mais c’est vrai, oui.

— Je me demandais... Que ressent-on après ?

— Après quoi ?

— Après un truc pareil.

Niémans fit quelques pas vers la jeune femme. Elle eut un recul instinctif. Mais elle dressa vaillamment son regard, avec arrogance.

— J’aurai toujours plaisir à converser avec vous, Fanny. Mais jamais vous ne m’entendrez parler de ça. Ni de ce que j’ai perdu ce jour-là.

Son interlocutrice baissa les yeux. Elle dit d’une voix sourde :

— Je vois.

— Non, vous ne voyez pas. Et c’est toute votre chance.

6

LES ruissellements de l’eau cliquetaient dans son dos. Niémans avait emprunté des chaussures de marche à la gendarmerie et gravissait maintenant les marches naturelles de la paroi, relativement aisées à escalader. Parvenu à la hauteur de la faille, le policier observa l’orifice étroit où le corps avait été découvert. Il scruta la paroi rocheuse avec attention, tout autour. Les mains protégées par des gants de gore-tex, il cherchait les traces éventuelles de spits dans la muraille.

Des trous dans la pierre.

Le vent chargé de gouttes d’eau glacée lui fouettait le visage et Niémans aimait cette sensation. Malgré les circonstances, en parvenant auprès du petit lac, il avait éprouvé une puissante impression de plénitude. Le tueur avait peut-être choisi ce site pour cette raison : c’était un lieu de calme, de sérénité, sans scories, sans rupture. Un lieu où les eaux de jade apportaient la paix aux esprits de violence.

Le commissaire ne trouvait rien. Il poursuivit sa recherche autour de la niche : aucune trace de pitons. Il posa un genou sur le rebord et palpa les parois intérieures de la cavité. Soudain ses doigts surprirent un orifice, net et précis, juste au centre du plafond de la grotte. Le policier eut une brève pensée pour Fanny Ferreira. Elle avait vu juste : le tueur, muni de pitons et de poulies, avait hissé le corps en jouant sans doute de son propre poids.

Il plongea son bras, palpa encore et découvrit au total trois cavités, crantées et filetées, d’une profondeur de vingt centimètres, disposées en triangle – les trois empreintes des spits qui avaient soutenu les poulies. Les circonstances du crime se précisaient. Rémy Caillois avait été surpris lors de sa randonnée. L’assassin l’avait ligoté, torturé, mutilé et tué dans les hauteurs solitaires, puis il était descendu dans la vallée, avec le corps de sa victime. Comment ? Niémans jeta un regard quinze mètres plus bas, là où les eaux se figeaient en un miroir de laque. Par le torrent. Le tueur avait sans doute sillonné la rivière à bord d’un canoë ou d’une embarcation de ce genre.

Mais pourquoi s’être donné tant de mal ? Pourquoi n’avoir pas abandonné le cadavre sur les lieux du crime ?

Le policier redescendit avec précaution. Parvenu en bas, il ôta ses gants, tourna le dos aux rochers et scruta cette fois l’ombre de la faille dans les eaux parfaitement lisses. Le reflet était aussi fixe qu’un tableau. Il éprouva cette conviction : ce lieu était un sanctuaire. De calme et de pureté. Et l’assassin l’avait peut-être choisi pour cette raison. Dans tous les cas, l’enquêteur tenait désormais une certitude.