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L’atmosphère était à la fois lumineuse et retranchée, spacieuse et confinée.

— Les meilleurs professeurs enseignent dans cette université, expliqua Éric Joisneau. Le gratin du sud-est de la France. Droit, économie, lettres, psychologie, sociologie, physique... Et surtout médecine – tous les cracks de l’Isère enseignent ici et consultent à l’hôpital : le CHRU. Ce sont en fait les anciens bâtiments de la faculté. Les locaux ont été entièrement rénovés. La moitié du département vient se faire soigner ici, et tous les habitants des montagnes sont nés dans cette maternité.

Niémans l’écoutait, bras croisés, appuyé sur l’une des tables de lecture.

— Tu parles en connaisseur.

Joisneau saisit un livre, au hasard.

— J’ai suivi mes études dans cette fac. J’avais commencé mon droit... Je voulais être avocat.

— Et tu es devenu policier ?

Le lieutenant regarda Niémans. Ses yeux brillaient sous les lumières blanches.

— Quand je suis parvenu en licence, j’ai eu peur tout d’un coup de m’emmerder. Alors je me suis inscrit à l’école des inspecteurs de Toulouse. Je me suis dit que flic, c’était un métier d’action, de risques. Un métier qui me réserverait des surprises...

— Et tu es déçu ?

Le lieutenant replaça le livre dans le rayon. Son sourire léger disparut.

— Pas aujourd’hui, non. Surtout pas aujourd’hui. (Il fixa Niémans.) Ce corps... Comment peut-on faire ça ?

Niémans éluda la question.

— Comment était l’atmosphère de l’université ? Rien de particulier ?

— Non. Beaucoup de mômes de bourgeois, la tête pleine de clichés sur la vie, sur l’époque, sur les idées qu’il fallait avoir... Des enfants de paysans aussi, d’ouvriers. Plus idéalistes encore. Et plus agressifs. De toute façon, nous avions tous rendez-vous avec le chômage, alors...

— Il n’y avait pas d’histoires bizarres ? Des groupuscules ?

— Non. Rien. Enfin, si. Je me souviens qu’il existait une sorte d’élite à la fac. Un microcosme composé par les enfants des professeurs de l’université elle-même. Certains d’entre eux étaient hyperdoués. Ils raflaient chaque année toutes les places d’honneur. Même dans les domaines sportifs. On l’avait plutôt mauvaise.

Niémans se souvint des portraits de champions dans l’antichambre du bureau de Luyse. Il demanda :

— Ces étudiants forment-ils un clan à part entière ? Pourraient-ils s’être ligués autour d’un projet tordu ?

Joisneau éclata de rire.

— Vous pensez à quoi ? A un genre de... conspiration ?

Ce fut au tour de Niémans de se lever et de longer les rayons.

— Un bibliothécaire, dans une fac, est au centre de tous les regards. C’est une cible idéale. Imagine un groupe d’étudiants, versés dans je ne sais quel délire. Un sacrifice, un rituel... Au moment de choisir leur victime, ils auraient pu penser, tout naturellement, à Caillois.

— Oubliez alors les surdoués dont je vous parle. Ils sont bien trop occupés à gratter tout le monde aux examens pour se mêler de quoi que ce soit d’autre.

Niémans se glissa entre les parois de livres, brunes et mordorées. Joisneau lui emboîta le pas.

— Un bibliothécaire, reprit-il, c’est aussi celui qui prête les livres... Celui qui sait ce que chacun lit, ce que chacun étudie... Peut-être savait-il quelque chose qu’il n’aurait pas dû savoir.

— On ne tue pas quelqu’un de cette façon pour... Et quel secret voulez-vous que des étudiants cachent derrière leurs lectures ?

Niémans se retourna brutalement.

— Je ne sais pas. Je me méfie des intellectuels.

— Vous avez déjà une idée ? Un soupçon ?

— Au contraire. Pour l’instant, tout est possible. Une bagarre. Une vengeance. Un truc d’intellos. Ou d’homosexuels. Ou tout simplement un rôdeur, un maniaque, qui est tombé sur Caillois par hasard, dans la montagne.

Le commissaire décocha une chiquenaude sur la tranche des ouvrages.

— Tu vois : je ne suis pas sectaire. Mais nous allons commencer ici. Passer au crible les bouquins qui pourraient avoir un rapport avec le meurtre.

— Quel genre de rapport ?

Niémans traversa de nouveau le couloir de livres et jaillit dans la grande salle. Il s’achemina vers le bureau du bibliothécaire, situé à l’autre bout, sur une estrade, surplombant les tables de lecture. Un ordinateur trônait sur le pupitre, des cahiers à spirale étaient rangés dans les tiroirs. Niémans tapota l’écran noir.

— Il doit y avoir là-dedans la liste de tous les livres consultés, empruntés chaque jour. Je veux que tu mettes là-dessus des OPJ. Les plus littéraires que tu pourras trouver, s’ils existent. Demande aussi de l’aide aux internes. Je veux qu’ils relèvent tous les livres qui parlent du mal, de la violence, de la torture et aussi des sacrifices, des immolations religieuses. Qu’ils regardent par exemple les bouquins d’ethnologie. Je veux aussi qu’ils notent les noms des étudiants qui ont souvent consulté ce genre d’ouvrages. Qu’on trouve également la thèse de Caillois.

— Et... moi ?

— Tu interroges les internes. Seul à seul. Ils vivent ici jour et nuit, ils doivent connaître l’université en profondeur. Les habitudes, l’état d’esprit, les mômes originaux... Je veux savoir comment était considéré Caillois par les autres. Je veux aussi que tu te renseignes sur ses balades en montagne. Trouve ses compagnons de randonnée. Découvre qui connaissait ses périples. Qui aurait pu le rejoindre là-haut...

Joisneau lança un regard sceptique au commissaire. Niémans se rapprocha. Il parlait maintenant à voix basse.

— Je vais te dire ce que nous avons. Nous avons un meurtre stupéfiant, un cadavre pâle, lisse, recroquevillé, exhibant les signes d’une souffrance sans limite. Un truc qui pue la folie à cent kilomètres. Pour l’instant, c’est notre secret. Nous avons quelques heures, j’espère un peu plus, pour résoudre l’affaire. Après ça, les médias vont s’en mêler, les pressions commencer, les passions se déchaîner. Concentre-toi. Plonge dans le cauchemar. Donne ce que tu as de meilleur. C’est comme ça que nous dévoilerons le visage du mal.

Le lieutenant paraissait effrayé.

— Vous croyez vraiment qu’en quelques heures nous...

— Tu veux travailler avec moi, oui ou non ? coupa Niémans. Alors je vais t’expliquer ma façon de voir les choses. Quand un meurtre est commis, il faut considérer chaque élément environnant comme un miroir. Le corps de la victime, les gens qui la connaissaient, le lieu du crime... Tout cela reflète une vérité, un aspect particulier du crime, tu comprends ?

Il cogna l’écran de l’ordinateur.

— Cet écran, par exemple. Quand il sera allumé, il deviendra le miroir du quotidien de Rémy Caillois. Le miroir de son activité journalière, de ses propres pensées. Il y a là-dedans des détails, des reflets qui peuvent nous intéresser. Il faut s’y plonger. Passer de l’autre côté.

Il se redressa et ouvrit les bras.