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— Nous sommes dans un palais des glaces, Joisneau, un labyrinthe de reflets ! Alors regarde bien. Regarde tout. Parce que, quelque part le long de ces miroirs, dans un angle mort, il y a l’assassin.

Joisneau restait bouche bée.

— Pour un homme de terrain, je vous trouve plutôt cérébral...

Le commissaire lui tapota le torse du revers de la main.

— Ce n’est pas de la philo, Joisneau. C’est de la pratique.

— Et vous ? Qui... qui allez-vous interroger ?

— Moi ? Je vais interroger notre témoin, Fanny Ferreira. Et aussi Sophie Caillois, la femme de la victime.

Niémans cligna de l’œil.

— Rien que des gonzesses, Joisneau. C’est ça, la pratique.

Sous le ciel morne, la route d’asphalte serpentait à travers le campus et desservait chacun des bâtiments grisâtres, aux fenêtres bleues et rouillées. Niémans roulait au pas – il s’était procuré un plan de l’université – et suivait la voie d’un gymnase isolé. Il atteignit un nouvel édifice de béton strié qui tenait plutôt du bunker que du bâtiment sportif. Il sortit de sa voiture et respira à fond. Il tombait une pluie fine et gracile.

Il scruta le campus et les édifices qui se déployaient, à quelques centaines de mètres de là. Ses parents aussi avaient été enseignants, mais dans des petits collèges de la banlieue de Lyon. Il ne se souvenait de rien, ou presque. Très vite le cocon familial lui était apparu comme une faiblesse, un mensonge. Très vite il avait pressenti qu’il devrait lutter en solitaire et qu’en conséquence le plus tôt serait le mieux. Dès l’âge de treize ans il avait demandé à suivre sa scolarité en pension. On n’avait osé lui refuser cet exil volontaire, mais il se souvenait encore des sanglots de sa mère, derrière la cloison de sa chambre : c’était un son dans sa tête, et en même temps une sensation physique, quelque chose d’humide, de chaud, sur sa peau. Il avait détalé.

Quatre années d’internat. Quatre années de solitude et d’entraînement physique, parallèlement aux cours. Tous ses espoirs étaient alors rivés vers un seul but, une seule date : l’armée. A dix-sept ans, Pierre Niémans, brillant bachelier, avait effectué ses trois jours et demandé à intégrer l’école des officiers. Lorsque le médecin-major lui avait annoncé qu’il était réformé et lui avait expliqué la raison du verdict, le jeune Niémans avait compris. Ses angoisses étaient si manifestes qu’elles l’avaient trahi, jusqu’au plus profond de son ambition. Il sut que son destin serait toujours ce long couloir, sans faille, tapissé de sang, avec, tout au bout, des chiens hurlant dans les ténèbres...

D’autres adolescents auraient abandonné, écoutant docilement le jugement des psychiatres. Pas Pierre Niémans. Il s’obstina, reprit ses activités physiques, redoubla de rage et de volonté. Le jeune Pierre ne serait jamais un militaire. Il choisirait donc un autre combat : celui des rues, la lutte anonyme contre le mal ordinaire. Il allait plonger ses forces, son âme, dans une guerre sans gloire ni drapeau, mais qu’il assumerait jusqu’au bout. Niémans deviendrait policier. Dans ce but, il s’entraîna de longs mois à répondre aux tests psychiques. Il intégra ensuite l’école de police de Cannes-Ecluse. Commença alors l’ère de la violence : l’entraînement au tir, les résultats d’exception. Niémans ne cessait de s’améliorer, de se fortifier. Il devint un policier hors pair. Tenace, violent, vicieux.

Il intégra d’abord des commissariats de quartier puis devint tireur d’élite dans la brigade qui allait devenir la BRI (Brigade de recherche et d’intervention). Les opérations spéciales commencèrent. Il tua son premier homme. En cet instant il conclut un pacte avec lui-même et envisagea une dernière fois sa propre malédiction. Non, il ne serait jamais un soldat d’orgueil, un officier valeureux. Mais il serait un combattant des villes, fébrile, obstiné, qui noierait ses propres peurs dans la violence et la rage de l’asphalte.

Niémans respira à fond l’éther de la montagne. Il songea à sa mère, morte depuis des années. Il songea au temps passé, qui avait pris l’allure d’un canyon déferlant, et aux souvenirs, qui s’étaient fissurés puis effacés, battant en brèche face à l’oubli.

Brusquement, Niémans perçut un petit trot, comme dans un rêve. Le chien était tout en muscles, son poil ras luisait sous la bruine. Ses yeux, deux boules de laque sombre, fixaient le policier. Il s’approchait, en dodelinant du derrière. L’officier s’immobilisa. Le chien s’approcha encore, à quelques pas. Sa truffe humide frémissait. Soudain il se mit à grogner. Ses yeux brillèrent. Il avait senti la peur. La peur qui exsudait de l’homme.

Niémans était pétrifié.

Ses membres lui semblaient battus par une force inconnue. Son sang le fuyait par un siphon invisible, quelque part dans son ventre. Le chien aboya, retroussa ses babines. Niémans connaissait le processus. La peur produisait des molécules olfactives que le chien sentait et qui déclenchaient chez lui crainte et hostilité. La peur engendrait la peur. Le chien aboya puis roula de la gorge, crissa des dents. Le flic dégaina.

— Clarisse ! Clarisse ! Reviens, Clarisse !

Niémans sortit de la parenthèse de glace. Il aperçut, au-delà d’un voile rouge, un homme gris en pull camionneur. Il s’approchait à pas rapides.

— Z’êtes fou ou quoi ?

Niémans marmonna :

— Police. Tirez-vous. Emmenez votre clebs.

L’homme était sidéré.

— Bon sang, j’le crois pas, ça. Viens, Clarisse, viens, petite mère...

Le maître et son cabot s’éclipsèrent. Niémans tenta d’avaler sa salive. Il sentit les aspérités de sa gorge, sèche comme un four. Il secoua la tête, rengaina et contourna le bâtiment. En tournant sur la gauche, il s’efforça de réfléchir : depuis combien de temps n’avait-il pas vu son psy ?

Dès le deuxième angle du gymnase, le commissaire découvrit la femme.

Fanny Ferreira se tenait debout, près d’un portail ouvert, et ponçait avec du papier de verre une planche de mousse de couleur rouge. Le flic supposa qu’il s’agissait du flotteur sur lequel la femme dévalait les torrents.

— Bonjour, fit-il en s’inclinant.

Il avait retrouvé chaleur et assurance.

Fanny leva les yeux. Elle devait avoir à peine vingt ans. Sa peau était mate et ses cheveux bouclés virevoltaient, minces frisettes autour des tempes, lourdes cascades sur les épaules. Son visage était sombre, velouté, mais ses yeux étaient d’une clarté blessante, presque indécente.

— Je suis Pierre Niémans, commissaire de police. J’enquête sur le meurtre de Rémy Caillois.

— Pierre Niémans ? répéta-t-elle, incrédule. Merde alors. C’est incroyable.

— Quoi ?

Elle désigna, d’un signe de tête, une petite radio posée par terre.

— On vient de parler de vous, aux infos. Ils disent que vous avez arrêté deux assassins, cette nuit, près du parc des Princes. Et que c’est plutôt bien. Ils disent aussi que vous avez défiguré l’un d’entre eux, et que c’est plutôt mal. Vous êtes doué du don d’ubiquité ou quoi ?

— J’ai simplement roulé toute la nuit.

— Que faites-vous chez nous ? Les flics d’ici ne sont donc pas suffisants ?