— Merci. Cela concorderait parfaitement avec mon heure personnelle.
— A merveille ! Je vous rappellerai que notre journée est d’environ sept pour cent plus courte que sur la Terre. Cela ne devrait pas vous causer trop de difficultés biorythmiques, mais si c’est le cas, nous essaierons de nous adapter à vos besoins.
— Merci.
— Finalement… J’aimerais avoir une idée précise de vos goûts culinaires.
— Je m’arrange pour manger de tout ce que l’on veut bien me servir.
— Néanmoins, je ne me sentirais pas offensé si un plat n’était pas à votre goût.
— Merci.
— Et cela ne vous gênera pas que Daneel et Giskard se joignent à nous ?
Baley sourit un peu.
— Vont-ils manger, eux aussi ?
Fastolfe ne lui rendit pas son sourire et répondit très sérieusement.
— Non, mais je veux qu’ils restent auprès de vous à tout instant.
— Toujours du danger ? Même ici ?
— Je ne fais entièrement confiance à rien. Même ici. Un robot entra.
— Monsieur, le déjeuner est servi.
Fastolfe hocha la tête.
— Merci, Faber. Nous serons à table dans quelques instants.
— Combien de robots avez-vous ? demanda Baley.
— Pas mal. Nous ne sommes pas au niveau solarien de mille robots par être humain, mais je possède plus que la moyenne. J’en ai cinquante-sept. La maison est grande et me sert aussi de bureau et d’atelier. Et puis ma femme, quand j’en ai une, doit avoir assez de place pour être isolée de mes travaux, dans une aile séparée, et être servie indépendamment.
— Ma foi, avec cinquante-sept robots, j’imagine que vous pouvez vous passer de deux. J’ai moins de remords de vous avoir obligé à envoyer Giskard et Daneel pour m’escorter jusqu’à Aurora.
— Je n’ai pas choisi ces deux-là par hasard, je vous le garantis, monsieur Baley. Giskard est mon majordome et mon bras droit. Il a été auprès de moi pendant toute ma vie d’adulte.
— Et pourtant vous l’avez envoyé me chercher. Je suis sensible à cet honneur.
— C’est un garant de votre importance, monsieur Baley. Giskard est celui de mes robots en qui j’ai le plus confiance, il est fort et solide.
Baley jeta un coup d’œil à Daneel et Fastolfe ajouta :
— Je ne compte pas mon ami Daneel dans ces calculs. Il n’est pas mon domestique mais une réussite dont j’ai la faiblesse d’être extrêmement fier. Il est le premier de son espèce et si le Dr Roj Nemmenuh Sarton était son dessinateur et son modèle… l’homme qui…
Il s’interrompit, par délicatesse, mais Baley hocha brusquement la tête et murmura :
— Je comprends.
Il n’avait pas besoin que la phrase soit complétée par une allusion directe au meurtre de Sarton sur la Terre.
— Si c’est Sarton qui a veillé à la construction en soi, reprit Fastolfe, c’est grâce à mes calculs théoriques que Daneel a été possible.
Fastolfe sourit à Daneel qui s’inclina un peu.
— Il y avait Jander, aussi, dit Baley.
La figure de Fastolfe s’assombrit.
— Oui… J’aurais peut-être dû le garder avec moi, comme Daneel. Mais il était mon second humaniforme, et ça changeait tout. Daneel est mon premier-né, pour ainsi dire, une création spéciale.
— Et vous ne construisez plus de robots humaniformes, maintenant ?
— Non. Mais venez, dit Fastolfe en se frottant les mains. Allons déjeuner… Je ne pense pas, monsieur Baley, que sur la Terre la population soit habituée à ce que j’appellerai les aliments naturels. Nous avons une salade de langoustines, avec du pain et du fromage ; du lait si vous le désirez ou tout un assortiment de jus de fruits. C’est un repas très simple. Une glace pour le dessert.
— Des plats traditionnels de la Terre, qui n’existent plus que dans notre ancienne littérature.
— Rien de tout cela n’est tout à fait courant à Aurora, mais j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas de vous soumettre à notre version de la gastronomie, qui comporte des aliments et des épices strictement aurorains. Ces goûts-là doivent être acquis… Venez avec moi, monsieur Baley. Il n’y aura que nous deux, alors nous ne nous soucierons pas de protocole, pas plus que nous n’observerons de rites inutiles.
— Merci, répondit Baley. Vous êtes tout à fait prévenant. Pendant le voyage, je me suis soulagé de l’ennui en visionnant assez attentivement des ouvrages traitant d’Aurora, et je sais que la politesse exige aux repas tout un cérémonial que je redoute un peu.
— Vous n’avez rien à redouter.
— Pourrions-nous passer outre au cérémonial, au point de parler affaires pendant le repas, docteur Fastolfe ? Je ne dois pas perdre de temps.
— Je vous comprends. Bien entendu, nous parlerons de nos affaires et je pense pouvoir compter sur vous pour ne dire mot à personne de cette entorse à la bienséance. Je ne voudrais pas être chassé de la bonne société, dit Fastolfe en riant. Notez que j’ai tort de rire. Cela n’a rien de risible. Une perte de temps risque d’être plus qu’un simple inconvénient. Elle pourrait aisément être fatale.
15
La pièce que quittait Baley était austère : quelques sièges, une commode, un instrument ressemblant à un piano mais dont les touches étaient remplacées par des soupapes de cuivre, aux murs quelques dessins abstraits qui semblaient scintiller. Le sol était un damier lisse de diverses nuances de marron, peut-être pour rappeler le bois qui, tout en étincelant de reflets comme s’il venait d’être ciré, n’était pas du tout glissant.
La salle à manger, tout en ayant le même sol, était totalement différente. C’était une longue pièce rectangulaire surchargée de décorations. Elle contenait six grandes tables carrées, manifestement des modules pouvant être assemblés de diverses manières. Un bar s’appuyait contre un des murs les plus courts, plein de bouteilles de diverses couleurs devant un miroir incurvé qui agrandissait presque à l’infini la salle qu’il reflétait. Contre l’autre petit mur, quatre niches étaient ménagées ; un robot attendait dans chacune d’elles.
Les deux longs murs s’ornaient de mosaïques aux couleurs changeantes. L’une représentait une scène planétaire mais Baley ne sut pas si c’était Aurora, une autre planète ou un monde totalement imaginaire. A une extrémité, il y avait un champ de blé (ou quelque chose d’approchant) plein d’instruments aratoires compliqués, tous contrôlés par des robots. Tandis que l’œil passait le long du mur, le champ faisait place à des habitations humaines dispersées pour devenir, à l’autre extrémité, ce que Baley prit pour la version auroraine d’une Ville.
L’autre grand mur était astronomique. Une planète d’une couleur bleu-blanc, éclairée par un lointain soleil, reflétait la lumière de telle façon que, même en l’examinant de près, on ne pouvait chasser l’impression qu’elle tournait lentement sur elle-même. Les étoiles qui l’entouraient, certaines un peu ternes, d’autres brillantes, semblaient aussi changer de conformation mais lorsque l’œil se concentrait sur un petit groupe et y restait fixé, ces étoiles paraissaient immobiles.
Baley trouva tout cela déroutant et plutôt pénible.