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Fastolfe rit mais un peu jaune, avec une nuance d’agacement.

— Pas du tout, monsieur Baley. Vous vous trompez tout à fait.

— Réfléchissez, docteur Fastolfe ! Etes-vous absolument certain qu’aucun de vos collègues roboticiens ne vous approche, par l’intelligence et le savoir ?

— Il y en a très peu qui sont capables de créer des robots humaniformes. La construction de Daneel a virtuellement créé une nouvelle profession, qui n’a même pas de nom… Humaniformaticien, peut-être ? Parmi tous les théoriciens robotiques d’Aurora pas un seul, à part moi, ne comprend le fonctionnement du cerveau positronique de Daneel. Le Dr Sarton le comprenait, lui, mais il est mort et il ne connaissait pas la question aussi bien que moi. La théorie de base est la mienne, uniquement.

— Elle a peut-être été la vôtre pour commencer, mais vous ne pouvez quand même pas espérer conserver l’exclusivité. Personne d’autre n’a appris la théorie ?

Fastolfe secoua catégoriquement la tête.

— Personne. Je ne l’ai enseignée à personne et je défie tout autre roboticien vivant de découvrir et de développer cette théorie de lui-même.

Haley riposta avec un rien d’irritation :

— Ne pourrait-il y avoir un brillant jeune homme, frais émoulu de l’université, plus intelligent que l’on n’a pu encore s’en rendre compte, plus doué, et qui…

— Non, monsieur Haley, non ! Je connaîtrais ce jeune homme. Il serait passé par mes laboratoires. Il aurait travaillé avec moi. Pour le moment, ce jeune homme n’existe pas. Peut-être en viendra-t-il un un jour, peut-être plusieurs et même beaucoup. Pour le moment, il n’y en a aucun !

— Donc, si vous mouriez, la nouvelle science mourrait avec vous ?

— Je n’ai que cent soixante-cinq ans. En années métriques, naturellement, cela ne fait donc que cent quinze de vos années terrestres, plus ou moins. Pour Aurora, je suis encore très jeune et il n’y a aucune raison médicale pour que ma vie soit jugée à moitié terminée. Il n’est pas du tout rare d’atteindre l’âge de quatre cents ans, en années métriques. J’ai encore bien le temps d’enseigner.

Ils avaient fini de déjeuner mais ni l’un ni l’autre ne faisait mine de quitter la table. Pas plus que les robots ne s’approchaient pour desservir. On aurait dit qu’ils étaient figés par l’intensité même de la conversation. Le front de Baley se plissa.

— Docteur Fastolfe, il y a deux ans j’étais à Solaria. Là-bas, j’ai eu la nette impression que les Solariens étaient, dans l’ensemble, les plus habiles roboticiens de tous les mondes.

— Dans l’ensemble, c’est probablement vrai.

— Et pas un d’entre eux n’a pu commettre ce forfait ?

— Pas un, monsieur Baley. Leur habileté se réduit à des robots qui ne sont, au mieux, pas plus avancés que mon pauvre et précieux Giskard. Les Solariens ne savent rien des robots humaniformes.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Puisque vous avez été à Solaria, vous savez très bien que les Solariens ne s’approchent les uns des autres qu’avec la plus grande difficulté, qu’ils agissent entre eux et communiquent par la télévision, sauf dans les cas où le contact sexuel est absolument exigé. Pensez-vous que l’un d’eux imaginerait de créer un robot d’apparence si humaine qu’il aggraverait leur névrose ? Ils éviteraient tellement de l’approcher, puisqu’il aurait l’air si humain, qu’ils seraient incapables de s’en servir.

— Est-ce qu’un Solarien ici ou là ne pourrait pas avoir développé une étonnante tolérance au corps humain ? Comment pouvez-vous être si catégorique ?

— Même si un Solarien y parvenait, ce que je ne nie pas, il n’y a pas de Solariens à Aurora cette année.

— Aucun ?

— Aucun ! Ils n’aiment pas avoir de contacts même avec Aurora et, sauf pour les affaires les plus urgentes, aucun ne vient ici, ni dans aucun autre monde. Et même dans le cas d’une affaire urgente, ils ne s’approchent pas, ils restent sur orbite et communiquent électroniquement.

— Dans ce cas, si vous êtes, littéralement et réellement, la seule personne dans tous ces mondes capable d’avoir commis l’acte… Avez-vous tué Jander ?

— Je refuse de croire que Daneel ne vous a pas dit que j’ai nié ce crime !

— Il me l’a dit, si, mais je voudrais l’entendre de votre bouche.

Fastolfe croisa les bras et fronça les sourcils. Il répondit entre ses dents :

— Alors je vais vous le dire. Je n’ai pas fait cela ! Baley secoua la tête.

— Je pense que vous croyez ce que vous dites.

— Parfaitement. Et le plus sincèrement du monde. Je dis la vérité. Je ne l’ai pas fait.

— Mais si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre n’a pu le faire, alors… Mais un instant ! Je fais peut-être des suppositions injustifiées. Jander est-il réellement mort, ou bien ai-je été amené ici sous un prétexte fallacieux ?

— Le robot est réellement détruit. Il sera possible de vous le montrer, si la Législature ne m’interdit pas tout accès avant la fin de la journée… ce que je ne crois pas.

— Dans ce cas, si vous ne l’avez pas fait, si personne d’autre ne peut l’avoir fait et si le robot est bel et bien mort… qui a commis le crime ?

Fastolfe soupira.

— Je suis sûr que Daneel vous a dit ce que j’ai répété à l’enquête… mais vous voulez l’entendre de ma bouche ?

— En effet, docteur Fastolfe.

— Eh bien, voilà. Personne n’a commis le crime. C’est un accident spontané dans le flot positronique, le long des circuits cérébraux, qui a causé le gel mental de Jander.

— Est-ce probable ?

— Non, ça ne l’est pas. C’est même extrêmement improbable, mais si je ne l’ai pas commis, c’est la seule chose qui ait pu se passer.

— Ne pourrait-on pas répliquer qu’il y a une plus grande chance que vous mentiez plutôt qu’il ne se produise un accident imprévisible ?

— Beaucoup le prétendent. Mais comme je sais pertinemment que je n’ai pas commis ce crime, cela ne laisse qu’une seule possibilité, l’accident spontané.

— Et vous m’avez fait venir pour que je démontre – que je prouve – que cet accident spontané s’est effectivement produit ?

— Oui.

— Mais comment peut-on prouver un événement spontané ? Et c’est uniquement en le prouvant, semble-t-il, que je pourrai vous sauver, vous, la Terre et moi-même.

— En ordre d’importance croissante, monsieur Baley ?

Baley parut agacé.

— Eh bien, dans ce cas, vous, moi-même et la Terre.

— Je crains, répliqua Fastolfe, qu’après mûre réflexion, je doive conclure qu’il n’y a aucun moyen d’obtenir une telle preuve.

Baley regarda Fastolfe d’un air horrifié.

— Aucun moyen ?

— Aucun. Pas le moindre…

Sur ce, dans un soudain élan de distraction apparente, le savant s’empara de l’épiceur et confia :

— Vous savez, je suis curieux de savoir si je suis encore capable de faire la triple évolution.

16

Fastolfe jeta l’épiceur en l’air d’une torsion particulière du poignet. L’ustensile fit une cabriole et, quand il redescendit, Fastolfe le rattrapa au vol par son extrémité étroite, sur le côté de sa main droite (la paume en l’air et le pouce rentré). L’épiceur rebondit, vacilla et retomba contre le côté du creux de la main gauche. Il sauta de nouveau en sens inverse et fut rattrapé par le côté de la paume droite, et puis de nouveau sur la gauche. Après ce troisième saut, il fut soulevé avec suffisamment de force pour exécuter un saut périlleux. Fastolfe le saisit dans son poing droit, en tenant la main gauche tout près, la paume en l’air. Une fois l’épiceur attrapé, Fastolfe montra le creux de sa main et Baley y vit une grosse pincée de sel.